Faire œuvre de la rue

Depuis 40 ans, Ernest Pignon-Ernest laisse son empreinte dans les rues. Il placarde ses dessins et sérigraphies engagées ou poétiques sur les murs des villes.

Ernest Pignon-Ernest à Evian. La rencontre a de quoi surprendre. Le vagabond, l’artiste épris de liberté, le pourfendeur des lâchetés et des égoïsmes de nos sociétés développées à l’honneur dans une ville thermale. L’homme qui refuse de jouer le jeu des princes et des bourgeois, l’éveilleur aux poches trouées, le créateur d’un art éphémère enfermé dans un imposant palais, témoignage empesé de l’architecture des villes d’eaux du début du XXe siècle.

Mais ne boudons pas notre plaisir. «·L’ivresse·» de découvrir quarante ans de création buissonnière d’Ernest Pignon-Ernest…. Depuis ses premières créations in situ pour le centenaire de la Commune de Paris, en 1971, jusqu’à son dernier travail sur Jean Genet à Brest en 2006. Cette rétrospective réunissant plus de 300 œuvres (études, dessins préparatoires, photos des images en situation) rend compte de la démarche de cet artiste rieur et engagé qui a laissé son empreinte sur les murs de dizaines de villes, de Paris à Soweto, d’Alger à La Havane, de Nice à Naples.

Né à Nice en 1942, d’un père ouvrier et d’une mère coiffeuse, cet artiste autodidacte a fait des rues son musée en y créant des parcours symboliques. Pour nous inviter à nous souvenir du sang des suppliciés de la Commune qui ruissela, en 1871 dans les rues de Paris, il lance un peuple de cadavres à l’assaut du sacré cœur et des hauts lieux de ces luttes et répressions populaires. Des centaines de sérigraphies montrant des cadavres ensanglantés ont été apposées à même le sol de la Butte au Cailles au Père Lachaise, du Boulevard Blanqui au Métro Charonne. «·Je me suis mis à étudier ce qu’avait représenté cette révolution. J’ai découvert à la fois cette explosion inouïe de vie, d’imagination, de fraternité, d’utopie et l’ampleur de la répression, l’hécatombe qu’avait été la semaine sanglante, explique l’artiste, lecteur et admirateur de Blanqui. Il m’est apparu qu’exprimer tout cela impliquait nécessairement de dire la continuité, la permanence, la filiation des espoirs et des massacres successifs.·»

C’est à l’âge de 12 ans en feuilletant un numéro de Paris Match que le jeune garçon, alors plus passionné par le sport que par l’art, découvre Guernica de Picasso et sa vocation. «·Ce fut un grand choc. C’est son œuvre qui m’a donné envie de peindre. J’avais le désir d’empoigner de grands thèmes qui traitent de la vie des hommes d’aujourd’hui tout en mesurant que je ne ferai jamais Guernica.·»

Ernest Pignon-Ernest n’a jamais peint de tableaux de chevalets. Il réalise des pochoirs, des dessins originaux au fusain et à la pierre noire ou des sérigraphies de grand format qu’il inscrit dans des lieux soigneusement choisis. Pour dénoncer des drames de l’histoire (Hiroshima, la Colonisation, l’apartheid), les violences physiques ou morales faites aux personnes (expulsions, accidents du travail, enfermement urbain), le racisme ou le matéralisme desséchant de nos sociétés. Ou exalter des artistes comme Rimbaud, Pasolini, Artaud ou Néruda, ses inspirateurs qui ont voulu coûte que coûte «·habiter poétiquement le monde·».

En 1978 et 1979, il placarde sur les murs de Paris et de Charleville le portrait d’un adolescent irréductible, lèvre serrées, regard assuré et moue flirtant entre l’ironie et l’arrogance·: Rimbaud. «·Reproduite sans discontinuer, diffusée partout, l’image de Ernest Pignon-Ernest est devenue une sorte de viatique pour ceux qui de part le monde, refusaient de s’installer, de jouer le jeu des pouvoirs, ceux qui entendaient rester en alerte autant que sur le départ», écrit le poète André Velter.

L’artiste ne fait pas «·des œuvres en situation·» mais «·œuvre des situations·». Il ne signe jamais ces dessins inscrits sur les murs des villes qui tantôt s’estompent, tantôt disparaissent. «·La durée n’est pas ma préoccupation. Je suis à l’aise avec l’éphémère», souligne Ernest Pignon-Ernest·; En introduisant un élément de fiction dans un lieu, il tente de «·révéler» de «·faire remonter à la surface des choses enfouies» ou d’en «·faire apparaître d’autres». Comme au Havre, où il affiche des dizaines de sérigraphies montrant un homme «·dissocié·», éclaté en cinq quartiers de corps disjoints. Pour dire la difficulté de vivre ensemble dans une ville reconstruite par Perret, le chantre du béton, les frustrations et les conflits qui agitent les groupes sociaux et les individus dans une cité sans centre, sans cœur.

Eric Tariant

Rétrospective Ernest Pignon-Ernest, jusqu’au 13 mai, Palais Lumière, quai Albert Besson-74500 Evian, tlj sauf le lundi, 10h-12h et 14h30-18h30. tél·: 04 50 83 10 25 ou Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

Lire·: une très belle monographie Ernest Pignon-Ernest vient de paraître aux Editions Bärtschi-Salomon-368 pages, 800 reproductions.