Fabienne Verdier_2

Entretien avec Fabienne Verdier

 

Portée par une « force tellurique », Fabienne Verdier a tout quitté à l’âge de vingt ans pour partir étudier en Chine la calligraphie et l’art pictural. Elle s’est immergée pendant une dizaine d'années dans le Sichuan auprès d'un maître chinois, Huang Yuan, auprès duquel elle a vécu une sorte de voyage initiatique. A son retour en France dans les années 1990, elle s’est installée dans le Vexin où elle s’est fait bâtir un atelier qui évoque l’atmosphère des abbayes cisterciennes.

Là, dans son ermitage entouré de verdure, elle crée, après de longues séances de méditation combinant recueillement et détachement, des œuvres vibrant de vie et imprégnées de la poésie du réel. Rencontre avec la « Passagère du silence ».

 

Le silence, accompagné d’une forme de retrait du monde, semble être un des fils rouges de votre parcours de peintre. N’était-il pas déjà très présent lorsque que vous décidez, durant votre adolescence, de partir vivre auprès de votre père dans les Pyrénées ?

J’avais seize ans quand j’ai annoncé à ma famille que je voulais consacrer ma vie à la peinture. En socquettes blanches et jupe bleue, je quittai ma mère et mon école catholique. A peine sortie de Sainte Geneviève d’Asnières, je rejoignis mon père avec lequel j’avais cessé de vivre depuis l’âge de 8 ans. Il avait suivi des études d’art et une première formation venant de lui me paraissait naturelle pour entreprendre mon voyage d’apprentie peintre. Je vécus des moments intenses, cloîtrée dans une grande ferme abandonnée de 60 hectares, face à la chaîne des Pyrénées, accrochée sur un coteau sans nulle âme qui vive à plusieurs kilomètres à la ronde. Le lieu était d’une beauté magique, parfumé d’essences de thym et de serpolet, mais l’existence s’y révéla dure et austère. Ce premier choc fut salutaire. Je dus m’entraîner à une rude école : la vie à la campagne. Mon père comparait l’éducation des enfants à la dure réalité de la nature et pensait qu’il fallait pousser du bec les oisillons hors du nid pour qu’ils prennent seuls leur envol. Il m’enfermait dans une pièce avec trois pots de peinture en fer trouvés sur une décharge publique, pendant des journées entières. Je devais, devant ces natures mortes, tenter de comprendre, avec mes brosses en soie de porc et une palette bricolée, l’accroche de la lumière, la perspective de la composition, le juste mélange des pigments de couleurs aux huiles et essences subtiles. Je vivais retirée du monde dans cette maison isolée. Ce lieu d’inspiration m’a initiée à la solitude du peintre, à la proximité du monde sensible et à l’apprentissage d’une vie monacale. Cette ascèse annonçait déjà d’autres épisodes de ma vie. Je ne savais pas qu’un jour je rejoindrais ce dénuement total, que l’isolement me serait nécessaire et que cette solitude, si difficile à vivre, serait le signe d’une recherche approfondie.

 

Cette solitude et ce silence vous ont-ils poursuivis lors de vos études à l’école des Beaux-arts ?

J’ai décidé puisque nous habitions la région de Toulouse de faire mes études à l’école des Beaux-arts de cette ville. L’enseignement m’a déçue. On n’étudiait plus les maîtres, il n’existait plus de modèles sur lesquels s’appuyer ; on n’apprenait plus la pratique des techniques, ni aucune expression picturale. Restaient quelques cours de dessin classique devant un nu, une nature morte ou un plâtre. Pas très excitant pour l’esprit ! Ce qui m’intéressait, c’était le vivant, le trait qui saisit la vie. Le « n’importe quoi » était érigé en art du beau. Je me sentais mal à l’aise dans cette structure universitaire. Il existait, certes, une joyeuse troupe de sympathiques gaillards toujours prêts à faire la foire. Curieusement, je ne suis jamais entrée dans leur groupe. Ils prétendaient que je les intimidais. J’ignore pourquoi. J’étais isolée et j’en souffrais.

 

A vingt ans, vous décidez de quitter votre famille et vos amis pour partir étudier la peinture dans la province du Sichuan. De quoi partiez-vous en quête en gagnant la Chine ?

Je me suis mise en chemin -c’était une question de survie- en quête d’une initiation véritable qui m’ouvrirait les portes d’une réalité autre.

Il me semblait qu'il fallait me cultiver intérieurement pour pouvoir m’exprimer en art et incarner quelque chose sur ma toile et sur ce petit châssis de bois. J'ai décidé de m'ouvrir l'esprit à une autre culture qu'est la culture chinoise. C'était une sorte de voyage initiatique. Il m’a fallu dix ans pour oublier tout ce que je croyais savoir et me rééduquer. Rééduquer mes sens, mes perceptions, mon approche du monde et mon intériorité pour enrichir mes perceptions et entrer dans une sorte d'ascèse. Cela a été très long. J’ai vécu dans le retrait du monde et dans l'exercice de connaissance de soi que pratiquaient les religieux et les stoïciens. Les lettrés chinois m'ont expliqué qu’il fallait emprunter cette même voie pour devenir peintre.

 

Il vous a fallu repartir de zéro, reprendre tout depuis la base pour acquérir leurs connaissances

Les Chinois m’ont enseigné l’acte de peindre à la verticale. J’ai abandonné la peinture de chevalet pour peindre à la verticale avec une réserve intérieure d’encre dans mon pinceau qui me permet, en travaillant au sol, d’insuffler une certaine énergie au trait de peinture et de révéler son essence. J’ai passé dix années auprès de ces maîtres chinois à réapprendre complètement une nouvelle conception de l’art. En m’immergeant dans une étude contemplative, mon approche du réel a complètement changée. Le trait est à l’écoute des forces fondamentales et de la gravité auxquelles je donne vie. Toutes les formes qui naissent sur terre et dans l’univers sont façonnées par les lois de la gravité. Je cherche cette parenté entre les formes qui naissent de mon pinceau et les formes de la nature. Apparaissent des arborescences, des lignes de paysages, le bruissement des herbes folles, le chuchotement des insectes. Je tente d’être à l’écoute de ces énergies qui circulent, de ce principe vitaliste. C’est un état d’être au monde, un état jubilatoire.

 

Vous avez appris et pratiqué la calligraphie, avant de vous émanciper de cette tradition pour créer de grandes œuvres abstraites méditatives

La calligraphie est une langue, une structure de pensée ; c'est elle qui m'a ouvert les voies de l'abstraction. Pendant des années, j'ai aiguisé mon esprit pour arriver à une simplification, une épure des formes complexes. Je partais d'une écriture à bâtons qui transmettait une certaine pensée philosophique. Les Chinois me demandaient de trouver une voie spontanée essentielle pour suggérer ces 24 bâtons dans l'espace, afin que les initiés puissent retrouver ceux-ci dans leur essence en un seul regard. J'ai pratiqué pendant des années ces exercices très difficiles, j'ai aiguisé mon esprit. A tel point que c'est devenu une sorte de jubilation, un véritable plaisir. Tout à coup, après de longues méditations et contemplations de ces structures complexes, une sorte de maturation se produit, et un beau matin, la vision est là, et, en une fraction de seconde quelque chose s'anime et arrive à révéler l'essence de cette vérité. J'essaye de transcrire l'essence du monde, ce dynamisme vital qui l’anime. Il me semble que ceux qui viennent contempler mes tableaux ressentent cette énergie vitale sans passer par la pensée raisonnante et j'en suis très heureuse. Ce mouvement, cette énergie viennent vous rappeler que vous êtes de la même essence que le vivant et que vous appartenez à ce grand tout.

 

Comment préparez-vous les fonds de vos tableaux, cet espace vide sur lequel viennent s’inscrire les formes que vous créez ?

Ma préoccupation première quand je commence une œuvre c'est l'évocation du vide. Je prends un temps absolu à l'inventer, car il me semble essentiel. Le fond d'un tableau reflète pour moi l'immensité du vide, l'espace de tous les possibles. J'ai besoin de matérialiser sa chair en couches et sous-couches de présence et d'absence qui fluctuent. Sorte de fluide de mouvances incessantes comme s'il véhiculait des puissances inconnues en métamorphoses perpétuelles. Je peins mon vide de tableau comme une parcelle d'univers prête à recevoir. Et je me laisse emporter à observer sa profondeur comme si c'était ma véritable demeure. Je me perds dans son illimité, je plonge dans ses tourbillons, ses remous, ses secousses de vents sans savoir où je vais. J'ignore ce que je contemple, je ne vois pas. Je suis dans le non-visible, et pourtant je laisse advenir au bout du pinceau ce qui cherche à naître. J'ai l'impression d'entrer et de me fondre dans une grande vacuité mouvante. Une fois ce vide matérialisé sur un fond de tableau, je peux passer des heures, des jours devant, à méditer.

 

Le silence et cette forme de retrait du monde que vous avez connus en Chine vous ont-ils accompagnés de retour en France ?

Après cette formation suivie auprès de lettrés chinois, je ne me sentais bien ni en Asie, ni en Occident en raison de ce désaccord profond. Je m’étais enfermée dix années en chine. Quand je suis rentrée en France, je me suis réfugiée dans mon ermitage situé dans le Vexin. J’ai commencé à remettre en question toutes mes connaissances. J’ai eu la chance de bénéficier de commandes de tableaux qui m’ont fait beaucoup avancer, de vivre des rencontres et des confrontations qui m’ont poussé à aller de l’avant.

Dans ma solitude, ma seule échappatoire consistait à exprimer ces bleus de l’âme dans mes carnets et de sentir, qu’à travers ce chaos de paradoxes fous, se trouvait un fil rouge universel qui était mon expérience à moi.

 

Vous avez fait construire dans le Vexin, face à votre maison, un étonnant atelier, espace de silence et de recueillement, propice à votre travail d’ordre spirituel….

L’atelier est le lieu des expérimentations les plus folles. J’avais besoin d’un espace clos, propice à l’introspection avec assez de place pour accueillir un pinceau de deux mètres et des grandes formes. Je travaille dans une sorte de chapelle creusée dans le sol, une fosse de six mètres par six où se trouve suspendu mon pinceau. La stabilité de la lumière est quelque chose de primordial. Je voulais que l’on retrouve dans l’atelier l’atmosphère des abbayes cisterciennes, spirituelle, sans lumière directe. Les visions qui guident mon pinceau doivent surgir de mon être intérieur, protégées de toute sollicitation extérieure.

 

Vous avez besoin de cette vie à l’écart, de ce silence pour rester concentrée ?

Oui, mon choix de relation au monde, c’est la retraite solitaire. Peu de gens comprennent, encore moins la famille. Je crois que pour explorer l’intime, l’infime, les différents territoires de la conscience, il faut s’éloigner du monde. Pour faire ce retour à l’origine, la disparition est nécessaire. Y a-t-il d’autres façons de faire le voyage intérieur ? Le repli, la vie d’ermitage est pour moi la seule voie possible.

 

Comment vous préparez vous avant d’attaquer la toile ?

Avant de peindre, il faut « balayer » aux portes de l’être. C’est indispensable. Je m’emploie à dépouiller, affiner, enrichir mes perceptions. Avec cette épaisseur de concentration, au plus près du concret, j’erre dans mes profondeurs. Le vide s’installe doucement en moi, calme les éruptions de la pensé. Je laisse faire le temps tout en travaillant. Je laisse émerger ce qui se présente. Par la répétition constante, l’exigence intérieure, la banalisation apparente des gestes, les certitudes s’effacent. Je suis enfin « libérée ». C’est alors avec ardeur, une grande ferveur, un amour total que j’adhère au vide. Dans ce vide, j’abîme ma pensée. Je suis ma propre voie, solitaire et profondément vivante.

 

« Plonge-toi au cœur des mutations. N’aie pas peur de faire face à l’inconnu ». Cette maxime inscrite sur un de vos carnets est elle une des lignes directrices qui fonde votre croyance ?

Il s’agit de ne pas avoir peur du monde de l’invisible. Plus j’avance, moins je sais. Mais le peu que je sais, du rien que je suis, est que, quand l’on n’a plus peur de se plonger dans la soupe alchimique obscure de cette encre noire, tout à coup, on se déleste, on se laisser porter, et on se relie à une forme de jaillissement. Et une connexion s’établit entre l’élan vital qui est en vous et la matière picturale, ce monde des obscurs. Et soudain, la vie peut advenir en transformation infinie. Et c’est à vous de saisir ces âmes qui passent et de les incarner dans la matière.

 

Propos recueillis par Eric Tariant

 

 

Pour aller plus loin :

 

Lire :

La passagère du silence de Fabienne Verdier (Albin Michel)

Fabienne Verdier. L’esprit de la peinture. Hommage aux maîtres flamands. (Albin Michel). Ouvrage publié à l’occasion des expositions qui se sont tenues, cet été, au Groeningemuseum et au Sint-Janhospitaal de Bruges.

Entretien avec Fabienne Verdier par Charles Juliet (Albin Michel).

Entre ciel et terre. Fabienne Verdier (Albin Michel).