Il y a près de soixante ans, le président américain Harry S. Truman proposait de mettre «·l’avance scientifique et le progrès industriel des Etats-Unis au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées » inaugurant ainsi l’ère du développement. Emportant une adhésion presque unanime, ce concept a été pendant des décennies présenté comme une panacée, le remède capable d’apporter le bien-être pour tous au Sud comme au Nord, de mettre un terme à la maladie, à la misère et à la faim. Les inégalités n’ayant cessé de se creuser depuis un demi-siècle dans un monde pourtant de plus en plus riche, cette croyance a perdu de sa force mobilisatrice. Faut-il pour autant faire table rase de ce credo et sortir du développement s’interrogent Gilbert Rist et Christian Comeliau professeurs honoraires à l’Institut universitaire d’études du développement (IUED) à Genève·?

Si l’on considère que le discours du Président des Etats-Unis Harry S. Truman du 20 janvier 1949 «·invente·» la notion de développement et marque le point de départ d’une course poursuite du Sud pour rattraper le Nord, quel bilan dresseriez-vous de ces cinquante et quelques années de développement économique au regard des objectifs qui étaient fixés ?

 

Gilbert Rist. On a beaucoup abusé de la métaphore du rattrapage des pays du Nord par ceux du Sud, en se forçant longtemps à y croire. Dans les faits, la "course poursuite" dont vous parlez n'a jamais eu lieu. En effet, sur la ligne de départ, les uns se présentaient à pied ou à vélo tandis que les autres pilotaient une Formule 1. Tout le monde a donc "avancé", bien sûr, mais à des rythmes totalement différents ! La croissance a donc surtout été celle des inégalités, tant entre les pays du Nord et ceux du Sud qu'à l'intérieur de chaque pays. Voici bientôt soixante ans, le Président Truman espérait triompher de la faim et de la misère pour "conduire l'humanité à la liberté et au bonheur personnels." Aujourd'hui, les "objectifs du millénaire pour le développement" se proposent plus modestement de réduire de moitié le milliard et demi de personnes vivant dans l'extrême pauvreté. C'est dire à quel point le bilan du "développement" est catastrophique.

 

Christian Comeliau. Le monde a formidablement changé en un demi-siècle. Il a enregistré de réels progrès dans les conditions de vie de milliards de personnes, progrès que traduisent les indices - imparfaits - de la comptabilité nationale mais aussi ceux du Programme des Nations Unies pour le Développement : espérance de vie, mortalité infantile, éducation et alphabétisation, etc. Mais des problèmes gigantesques demeurent et même s’aggravent : famine, malnutrition, accès inégal à l’eau potable, épuisement des ressources naturelles, inégalités croissantes ; le fossé qui sépare les pays riches des pays pauvres, les groupes sociaux favorisés de ceux qui ne le sont pas, ne cesse de se creuser. Il ne faut certainement pas poser le problème du développement en termes de "rattrapage", car cela supposerait que le modèle de développement inventé par les pays Occidentaux soit un idéal digne d’être proposé au monde entier. Or ce modèle est critiquable pour de multiples raisons, d’ordre éthique, économique, social ou écologique. Il n’est d’ailleurs pas généralisable à l’ensemble de la planète, et il ne peut survivre que s’il profite à une minorité, et donc s’il organise l’exclusion de tous les autres.

 

«·Les valeurs·» qui sous-tendent le credo du développement (progrès, maîtrise de la nature, etc) sont-elles universelles·?

 

Gilbert Rist. Vous avez raison d'utiliser le mot "credo" car le "développement" est d'abord une croyance, née en Occident. Elle se fonde en effet sur des valeurs qui font partie de notre héritage et nous paraissent "naturelles". Mais on ne saurait oublier qu'elles ont mis longtemps à s'imposer, même chez nous. La maîtrise de la nature ou l'idée d'un progrès infini passaient pour absurdes ou sacrilèges jusque vers la fin du XVIIe siècle. Il n'est donc pas étonnant que, pour la plupart des autres sociétés, ces valeurs soient tantôt incompréhensibles tantôt fondamentalement contraires à leur vision du monde : les êtres humains font partie de la nature et n'ont pas à la dominer, la Terre est une "mère" – comme pour les Grecs de l'Antiquité –·qu'on ne saurait agresser, et notre notion de "progrès" renvoie à une évolution linéaire et cumulative qui est loin d'être partagée par tous. Quant à l'universalisme, c'est nous qui le décrétons, non sans une certaine arrogance.

 

Christian Comeliau. Ces valeurs sont historiquement d’origine occidentale ; elles ne sont donc pas universelles, et l’Occident est loin d’avoir lui-même réussi à les mettre en œuvre. Cependant l’avenir du monde soulève une question centrale, qui est celle de savoir si certaines de ces valeurs (le progrès social, la réduction de la misère et de l’oppression, la maîtrise des forces de la nature) ne méritent pas d’être progressivement "universalisées". L’histoire du développement réel soulève de multiples objections à cette perspective, parce qu’elle montre comment les Occidentaux ont essayé d’imposer brutalement au reste du monde leur mode de consommation, leurs ambitions de richesse matérielle et d’accumulation, leurs institutions politiques et sociales. Cette perspective inacceptable doit être profondément transformée : chaque peuple, chaque collectivité doit pouvoir, aujourd’hui, choisir librement son propre mode de développement, en tenant compte des contraintes imposées par l’augmentation de la population et des échanges. Le défi majeur de notre temps est de construire un monde qui permette à tous de vivre dans la dignité et dans la paix : les valeurs originelles de l’expérience occidentale n’y suffiront évidemment pas, mais cela ne signifie pas qu’il soit souhaitable d’en faire table rase et de prétendre repartir d’une sorte de "point zéro" du développement.

 

 

Le développement n’a-t-il eu pour but que la poursuite de la colonisation par d’autres moyens·?

Gilbert Rist. La formule n'est pas dénuée de pertinence, mais elle est restrictive. Certes, on a passé progressivement de la colonisation – déguisée sous le signe de la civilisation – au "développement", car il était moins coûteux de dominer les anciennes colonies en les persuadant d'appliquer notre modèle économique plutôt que de les y obliger par la force. Les "sous-développés" se sont alors imaginé qu'ils allaient devenir des "développés" de même qu'un sous-lieutenant espère devenir lieutenant ! Mais, loin de se limiter aux régions du Sud, le "développement" a surtout atteint son but dans les pays du Nord. Pour cela, il a constamment transformé en marchandises à la fois la nature et les relations sociales. Qu'est-ce qu'un pays "développé" ? Un pays où tout a un prix, où tout se monnaie : l'eau, la terre, les semences, les soins aux enfants ou aux personnes âgées, la biodiversité, le permis de pêche, l'accès à la plage ou le droit de polluer. Un pays où chacun doit apprendre à "se vendre", soit un régime qui s'apparente à la prostitution généralisée.

 

Christian Comeliau. Le modèle de développement aujourd’hui dominant peut en effet s’analyser comme la poursuite de la colonisation par d’autres moyens. C’est le même schéma d’imposition d’une culture dominante et d’une rationalité économique au profit des plus forts, même si tous les acteurs de cette domination (firmes multinationales en particulier) ne sont plus situés géographiquement en Occident. Faut-il pour autant abandonner le développement ? Ce serait une illusion irresponsable: il s’agit plutôt de permettre l’émergence d’autres types de développement, qui permettent à tous les pays de la planète de choisir la façon dont ils veulent s’organiser économiquement et socialement. Mais c’est un défi gigantesque, plus culturel et politique qu’économique.

 

Le concept de développement durable suffira-t-il à corriger les impasses et contradictions du développement et à assurer un futur acceptable à nos enfants·?

Gilbert Rist. Le "développement durable" n'est qu'une vaste supercherie sémantique pour faire croire (encore !) que la croissance économique est conciliable avec le respect de la nature et des limites qu'elle impose. On se borne à polluer (un peu) moins, pour polluer plus longtemps. Alors qu'un enfant de cinq ans comprend qu'un "développement" infini dans un monde fini est impossible. La "recette du développement" est très simple et ne doit rien à une quelconque intelligence supérieure des Occidentaux. Pour assurer la croissance, il suffit d'exploiter et de dilapider le patrimoine commun à l'humanité· : les ressources naturelles non (ou lentement) renouvelables, le pétrole, les forêts, les minerais, les poissons des mers, l'air ou la terre (bétonnée). Il est donc impératif de sortir du "développement" et de songer très sérieusement à la décroissance. Mieux vaut s'y préparer librement que d'y être contraint par les catastrophes écologiques qui s'annoncent. On le sait, mais on n'y croit pas. Pourquoi ?

 

Christian Comeliau. Ce concept a le mérite de souligner la nécessité d’une perspective de long terme, et celle de répondre aux besoins de l’humanité sans compromettre les chances des générations futures. Mais il demeure très insatisfaisant : il ne précise pas ce qu’il prétend faire "durer", il ne propose donc pas de priorités, et il continue à se réfugier dans l’illusion d’une croissance globale économique indéfinie.

 

Lire·:

*Gilbert Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale. Presses de Sciences Po, Paris, 2e édition, 2001

*Christian Comeliau, La croissance ou le progrès·? Croissance, décroissance, développement durable. Le Seuil, Paris, 2006.

* Serge Latouche, Survivre au développement. Mille et Une Nuits. Les petits libres n°55. Paris, 2004.