Le PIB mondial qui était de 6 000 milliards de dollars en 1950 a été multiplié par sept en l’espace de 50 ans pour atteindre 43 000 milliards de dollars en 2000. L’accumulation illimitée, la croissance infinie des biens et des services est elle compatible avec une planète finie·? «·Non·», répondent les partisans de la décroissance pour lesquels il convient d’abandonner le culte irrationnel et quasi religieux de la croissance pour la croissance. Pour lui substituer un modèle économique et social plus sobre et convivial, reposant sur la simplicité volontaire et la solidarité entre les hommes. Serge Latouche et Jacques Généreux, deux professeurs d’économie, nous livrent leurs points de vu sur la décroissance.

La dégradation de l’environnement et l’aggravation des inégalités ne soulignent-ils pas le caractère insoutenable de notre modèle de développement occidental basé sur la croissance économique·?

Faut-il lui substituer le développement durable, la croissance zéro ou encore la décroissance ?

Serge Latouche. Notre modèle économique fondé sur l’expansion permanente, la croissance pour la croissance, n’intègre pas la finitude de notre planète. C’est un système qui a toujours besoin de croître pour ne pas sombrer dans la crise. Tous les agents sont pris dans l’engrenage. Si toute la population du monde consommait autant que les Français, nous aurions besoin de trois planètes. Notre développement économique, notre croissance n’est pas soutenable. Mais la notion de développement durable est une fumisterie. C’est un oxymore, une antinomie. Ce concept vise à nous faire croire que l’on peut poursuivre notre mode de développement en lui adjoignant une simple composante écologique. Nous devons nous diriger vers un changement radical en organisant la décroissance. Refuser le primat de l’économie sur tous les autres aspects de la vie. Pour nous recentrer sur les valeurs qui fondent notre humanité.

Jacques Généreux. Le caractère insoutenable de notre modèle de développement ne fait plus débat. C’est pour cela que le concept de développement durable fait, aujourd’hui, presque l’unanimité. Ce concept de développement durable demeure néanmoins très ambigu. Il ne dit rien sur ce qui doit «·durer·». C’est à dire quelle finalité ultime de la société mérite de rester durablement accessible aux générations futures. Dans La Dissociété, je montre que cette finalité c’est le progrès humain que je définis ainsi·: la capacité offerte à tous les hommes de concilier toujours mieux leur désir de s’épanouir et celui de bien vivre avec les autres. Nous vivons de plus en plus dans une dissociété qui nous isole et nous dresse les uns contre les autres dans un culte de la performance individuelle. Cette dissociété est source de souffrance psychique, d’angoisse et de peur qui nous amènent à nous réfugier dans une frénésie de consommation. Ce, afin de compenser une frustration profonde que nous ressentons qui provient d’un manque de liens. Renouer avec le progrès humain implique d’inverser cette orientation suicidaire.

Ce modèle n’implique pas la décroissance générale. Cela suppose, en revanche, la décroissance de certaines consommations matérielles et la croissance des biens relationnels que sont l’éducation, l’enseignement, la santé, l’assistance aux personnes dépendantes, l’encadrement des jeunes par des éducateurs, la communication et la culture.

 

Peut-on diminuer la production et la consommation, organiser la décroissance, sans faire exploser le modèle social ?

Serge Latouche. Si l’on s’enferme dans les paramètres du système et que l’on considère que la société de croissance est une donnée intangible, alors on est coincé entre deux tragédies·: celle d’une société de croissance sans croissance avec son cortège de chômage et de mal-être et la tragédie d’une destruction de la planète engendrée par cette logique. Nous sommes convaincus qu’une autre société est possible, nécessaire et souhaitable·: c’est le pari de la décroissance. Il faut, pour cela, sortir de cette tyrannie de la croissance, de ce credo du développement. Et prendre en compte d’autres formes de richesses que la richesse matérielle. Il nous faut revoir les valeurs auxquelles nous croyons. La pauvreté, une certaine sobriété ont été, pendant des siècles et des siècles, des valeurs positives. C’est l’économicisation du monde qui a fabriqué la misère qui sévit aujourd’hui dans de nombreuses régions de la planète. Une misère qui n’a rien à voir avec la pauvreté conviviale que connaissait les sociétés vernaculaires comme le montre Majid Rahnema dans son livre, Quand la misère chasse la pauvreté (Babel).

 

Jacques Généreux. Une société qui compense le recul des consommations excessives et destructrices de la biosphère par la croissance des biens relationnels, des services collectifs et des activités de restauration de notre patrimoine naturel, ne peut que renforcer notre modèle social. Si votre question concerne le seul financement de la protection sociale, c’est un faux problème. Nous devons et nous pouvons consacrer plus de moyens à des biens que tout le monde recherche·: la santé, les retraites, la sécurisation des parcours professionnels. Quand vous remplacez un poste de fabrication d’emballage en plastique par deux postes d’éducateur, vous assurez du même coup la protection de la biosphère et le financement des dépenses sociales. L’écologie n’est pas incompatible avec le progrès social. C’est, au contraire, le progrès social qui est écologique.

 

 

Quelles alternatives voyez-vous à notre mode de développement actuel, à nos économies de marché mondialisées·? La relocalisation de l’économie -le rapprochement des producteurs et des consommateurs- n’est-elle pas une esquisse de solution·?

Serge Latouche. La décroissance doit se décliner à tous les niveaux. Il s’agit d’abord d’un changement dans les comportements personnels mais aussi et surtout d’une véritable réorientation du système.

Le slogan des écologistes «·Penser globalement, agir localement·» illustre assez bien nos marges d’action. Il est possible d’opérer de nombreux changements au niveau local comme le montre l’exemple de Mouans-Sartoux en PACA. Le maire de cette commune, André Aschiéri, a illustré ce que pourrait être un programme de décroissance local en relocalisant les activités en centre ville, en évitant ainsi que sa commune ne devienne une banlieue de Cannes.

 

Jacques Généreux. La civilisation de l’après pétrole pourrait nous contraindre à réduire l’espace qui sépare les producteurs des consommateurs. Mais cette relocalisation comporte un risque. Celui de se replier sur des communautés locales autarciques incompatibles avec le progrès humain. L’épanouissement harmonieux d’un individu sous-entend de pouvoir accéder à des cercles toujours plus larges de relations sociales.

 

 

Seule la «·pédagogie des catastrophes·» nous amènera-t-elle à changer·?

Serge Latouche. C’est la catastrophe de Tchernobyl qui a amené de nombreux pays à renoncer au nucléaire. Je suis convaincu que notre système va engendrer de plus en plus de catastrophes. Faire le choix de la décroissance, c’est faire le pari que l’aspiration à l’épanouissement de chaque individu, combiné à la pression des événements, finiront par pousser l’humanité dans la voie vertueuse d’une démocratie écologique plutôt que vers un suicide collectif.

 

Jacques Généreux. La peur ne suffit jamais. Un individu ne bouleverse pas spontanément et tout seul son mode de vie pour sauver la planète. Agiter en permanence le spectre d’une catastrophe planétaire contre laquelle chacun sait qu’il ne peut rien faire seul peut même avoir un effet contre productif·: la frénésie de consommation des Occidentaux ne traduit-elle pas une fuite devant une réalité trop angoissante·? Je crois d’avantage à la pédagogie de l’espoir. A la nécessité d’expliquer aux gens qu’il est bon de développer des liens et des services collectifs parce que cela leur permet de vivre mieux, ici et maintenant, dans une société pacifiée.·

Lire·:

*Le pari de la décroissance par Serge Latouche (Fayard, octobre 2006)

*La Dissociété par Jacques Généreux (Seuil, octobre 206)

* La décroissance pour tous par Nicolas Ridoux (Parangon, 2006)

 

Les intervenants :

Serge Latouche, professeur émérite de l’Université Paris Sud (Orsay), spécialiste des rapports économiques et culturels Nord-Sud et de l’épistémologie des sciences sociales.

 

Jacques Généreux, professeur à Sciences Po, auteur de nombreux best-sellers en économie et d’essais politiques, vient de publier La Dissociété (Seuil)