Sanglé dans sa robe tachetée, il galope dans le pré qui borde le potager sans un regard pour le renard qui s’avance, pas à pas, au milieu des pâtures. « C’est un Apaloosa, une race de chevaux sélectionnée par les Indiens Nez-Percés dans le Nord-Ouest des Etats-Unis. Le savoir-faire se perd. Mais, on pourra avoir besoin de la traction animale pour certains travaux des champs. La princesse souhaite que Kerbastic devienne un lieu d’innovation et de pédagogie », explique Edouard Bouin, régisseur du domaine tout en observant d’un œil amusé la progression du renard.

La Princesse ? C’est Constance de Polignac. Elle occupe la dernière branche d’un arbre généalogique dont les racines plongent au plus profond de l’histoire de France. La famille de Polignac a donné depuis le Xe siècle une belle brochette d’hommes politiques, de guerriers et de mécènes : un évêque, un cardinal, un ambassadeur du roi Louis XVI, un ministre des affaires étrangères, un président du Conseil des ministres (à l’époque de Charles X), des compositeurs et de nombreux mécènes et protecteurs des arts. Fille du Prince Guy de Polignac, Balli président de l’Ordre souverain de Malte, fondateur des œuvres hospitalières de l’Ordre de Malte, elle a sillonné l’Afrique et les Amériques avant de se fixer, il y a dix ans, à Kerbastic. Ce grand domaine situé à Guidel dans le Morbihan est le « berceau de coeur » des Polignac. La mission de la princesse ? Diriger la Fondation Polignac-Kerjean organisatrice d’un festival d’été et de nombreuses actions artistiques et la Fondation Forteresse de Polignac qu’elle a créée en 1998 pour restaurer le château de Polignac en Velay menaçant ruine et perpétuer le mécénat artistique, scientifique et sportif de la famille.

« Quand j’ai accepté la présidence des fondations, je suis arrivée à Kerbastic dans une maison vide et un peu morne. Dès que le moindre brin d’herbe dépassait dans le parc, il était coupé. J’ai voulu mettre de la vie dans tout cela », susurre Constance de Polignac assise au coin de l’âtre où crépite un feu léger. Enveloppée dans une étole en cachemire bleu pâle, elle nous accueille en ce 14 juillet ensoleillé dans son grand bureau baigné de lumière.

« Je me fais appeler princesse mais vous pouvez aussi m’appeler par mon prénom si vous préférez. Chaque personne qui m’appelle princesse me rend service : elle me rappelle que l’on doit aller bien au-delà de ces conventions, à l’origine des choses. J’ai réfléchie étant jeune à l’étymologie du mot princesse. Il est issu du latin « princeps » qui signifie premier, origine. Si on ne retourne pas à l’origine, on perd cette « reliance » avec soi même. Si l’on n’est plus relié, on ne peut plus être allié..»

 

Ski extrême et parachutisme

Elle est la première femme de cette grande lignée à diriger le domaine et les fondations Polignac. Des idées et des projets pleins la tête, la princesse bouscule ce monde aristocratique un peu clos plus attaché aux formes qu’au fond qui ne partage pas facilement ses desseins. La demeure princière de charme et de caractère, encore hantée par l’ombre des Cocteau, Poulenc, Colette et Vuillard, est entièrement remise aux normes, restaurée et décorée au goût du jour. « Je vous donne neuf mois, lance-t-elle d’emblée à l’architecte hébété. Nous mettons, nous les femmes, neuf mois pour mettre un enfant au monde. Vous n’allez pas me faire croire que vous ne pouvez pas refaire cette maison en neuf mois ? »

Le domaine au charme secret planté de magnolias, de rhododendrons, de jasmins, de glycines et de grands arbres centenaires est transformé en un hôtel-restaurant haut de gamme. Les lieux, confortables sans être guindés, accueillent à l’occasion de séjours privés et de séminaires les élites économiques et politiques. « Ils vivent hors sol. Quand ils arrivent : ce sont des bulldogs. Lorsqu’ils repartent, ce sont des enfants. »

Son parcours et ses passions cadrent assez mal avec l’image lisse et respectueuse du protocole que l’on peut se faire d’une princesse. Pilote d’avions et de voitures de courses, adepte du ski extrême et du parachutisme, cette ancienne championne de tir au revolver gros calibre, a nagé avec des dauphins à Hawaï et été initiée auprès de maîtres chez les Algonquins, les Hopis, chez les Jivaros d’Amazonie et les Pygmées du Gabon.

Lorsqu’elle s’installe à Kerbastic, les 160 hectares de terre du domaine sont cultivés en agriculture traditionnelle à grand renfort d’intrants, de pesticides et de labours profonds. Les doses d’intrants étaient plus de deux fois supérieures aux normes en vigueur en agriculture conventionnelle. Les terres et les nappes phréatiques sont polluées, le potager à l’abandon depuis vingt ans. Vigoureusement opposée à l’agriculture industrielle, la princesse congédie l’agriculteur qui renâcle à changer ses pratiques pour passer au bio. Un beau jour, elle rencontre Pierre Rabhi. Celui ci accepte de la conseiller afin de transformer Kerbastic en un modèle d’agroécologie en Bretagne. Pour créer un écosite afin d’éveiller les consciences aux changements que doit amorcer notre société.

« Notre première rencontre a eu lieu lors d’un dîner donné par Colibri à l’initiative de Pierre Rabhi. Je ne sais pas quelle mouche m’a piquée. Je ne sors jamais et je ne savais pas qui il était. On s’est regardés et on est tombés dans les bras l’un de l’autre, explique Constance de Polignac le sourire aux lèvres. Il m’a placé à sa droite. On a parlé de Krishnamurti et de tas d’autres choses. A la fin du dîner, nous nous sommes dit que nous avions des choses à faire ensemble. »

Sous la houlette du petit homme au service de la terre-mère, les 160 hectares sont convertis en bio, les terres fertilisées grâce à un apport de matière organique et en puisant dans les techniques de l’agoécologie. Le domaine devient le 10 000 refuge LPO. L’ancien potager est transformé en potager biologique. Deux hectares et demie de haies sur talus vont être replantés. C’est à Edouard Bouin, spécialiste du développement durable et enseignant à la Faculté de Lorient qu’est confiée la mise en œuvre de la conversion du domaine. Barbe poivre et sel ombrée par un chapeau de paille, l’homme a déjà à son actif la réalisation de plusieurs Agendas 21 en Bretagne. Le domaine converti en bio en 2009 jouit aujourd’hui de l’étiquette AB. Les verres de terre ont refait leur apparition dans le potager et les géraniums et coquelicots dansent de nouveau au milieu des blés. « Ma préoccupation a toujours été de tirer le meilleur des enseignements du passé pour satisfaire aux exigences du présent et créer un avenir meilleur », lance la princesse en parcourant le pré à l’arrière du château.

 

Carottes, poireaux et œillets d’Inde

Blotti au bout d’une allé d’arbres centenaires, le potager entouré de grands murs en pierre et bordé d’arbres fruitiers a fière allure. Sur la gauche sont alignées des rangées de navets, carottes, épinards, radis, salades et autres haricots. Les carottes voisinent avec les poireaux ces derniers permettant d’éloigner la mouche de la carotte et réciproquement. Des œillets d’Inde plantés dans les allées sont chargés, eux, de faire fuir les pucerons. Le nom et la variété de chaque légume est inscrit à la craie blanche sur de petites ardoises noires. A droite, les tomates se sont réfugiées sous une serre. « Nous livrons le magasin Système U local en tomates bio. Nous essayons dans la mesure du possible de cultiver des variétés anciennes, explique Edouard Bouin en ramassant quelques courgettes. Nous achetons les semences auprès de Kokopelli et à la ferme Sainte-Marthe. » La princesse souhaiterait que Kerbastic tende de plus en plus vers une forme d’autonomie. L’autonomie en légumes est assurée 8 à 9 mois par an grâce au potager. Le surplus inutilisé est commercialisé à la ferme, chaque semaine, sous la forme de paniers de légumes livrés à des habitants de Guidel. L’autonomie énergétique est en passe de se réaliser grâce à la construction, cet hiver, d’une chaufferie en bois déchiqueté. En puisant de façon raisonnable sur les 76 hectares de bois du domaine, le château et les communs seront ainsi chauffés avec une énergie renouvelable et locale. L’autonomie en fruits se prépare. Un verger de 60 arbres fruitiers a été planté sur un pré situé face au château. « Nous avons creusé des fosses puis fait un pralin composé de sang de bœuf séché, de bouse de vache, et de paille mélangés avec du soufre qui a été placé sous les racines des arbres », poursuit Edouard Bouin en désignant le pêcher planté par Pierre Rabhi et le prunier Questches d’Alsace baptisé par Jean-Marie Pelt en début d’année. Les plantations terminées, la princesse a improvisé une cérémonie en hommage à l’esprit des arbres. Une façon de témoigner de la fraternité des hommes envers la nature, des liens qui nous lient à tout ce qui est vivant. « Saviez-vous que les arbres parlent ? Ils le font pourtant. Ils se parlent entre eux et vous parleront si vous écoutez », disait Tatanga Mani, indien Stoney qui passa ses jeunes années en Alberta. En limite du verger et de-ci de-là à travers le domaine, des jachères fleuries soulignent la présence des sources et cours d’eau souterrains mis à jour par un géobiologue.

 

Chanvre et blé noir

A l’entrée du domaine, des plants de chanvre ondulent sous la brise. Plus de six hectares de chanvre ont été plantés en tête d’assolement en vertu de leurs propriétés de nettoyage des sols. Cette plante qui ne nécessite pas d’intrants permet en outre, grâce à ses racines, de ramener des nutriments à la surface. « On a remarqué que l’on obtenait des rendements en blé 15% supérieurs quand on semait du blé sur une terre qui avait été plantée en chanvre les deux années précédentes. Nous travaillons désormais à la mise en place d’une filière chanvre sur le pays de Lorient pour l’éco-habitat. Il pourra être utilisé pour fabriquer des isolants, des murs porteurs en béton de chanvre et à plus long terme pour créer des polymères biodégradables pour la plasturgie, » explique le régisseur du domaine. Plus loin, seize hectares ont été plantés en blé noir. Cette variété ancienne permet d’obtenir un rendement 30% supérieur au blé noir traditionnel. Le blé récolté est vendu à des meuniers indépendants du pays de Lorient qui le commercialisent ensuite à des crêperies bio de la région.

« Je veux rendre ce domaine vivant et qu’il devienne une réalisation exemplaire même si je n’aime pas beaucoup ce mot, souligne Constance de Polignac avec une vraie conviction mêlée d’une certaine douceur. Il faut que tout cela ait un sens. On en est encore aux premiers frémissements. Cela prend du temps. Mais les gens commencent à se rendre compte que tout cela est cohérent. Le Président de Région et un chef d’entreprise ont déjà témoigné de l’intérêt pour ce que l’on fait. »

Des projets ? La princesse n’en manque pas. Elle souhaite créer un éco-hameau sur le lieu-dit de Brangoulo, en lisière de Kerbastic, afin d’y s’installer des familles travaillant sur le domaine. L’Université de Bretagne Sud, connue pour son Pôle de recherche sur les éco-matériaux, est partenaire du projet. Une équipe d’étudiants commencera à travailler sur le terrain cet automne. Un paysan boulanger, des maraîchers et une chèvrerie devraient occuper les lieux dans les prochaines années. Une candidate à l’installation à Brangoulo vient tout juste de se lancer dans la production de safran en plantant quelques 20 000 bulbes de crocus. Elle devrait se diversifier en produisant par la suite des huiles essentielles et des plantes médicinales.

 

Insertion sociale

Lieu de cohérence entre l’humain et la nature voué à l’éveil des consciences, le domaine de Kerbastic a aussi une fonction d’insertion sociale. L’entretien du parc, des potagers et des espaces verts a été confié à une équipe de dix travailleurs handicapés dépendant d’un centre d’aide par le travail disposant d’un savoir-faire reconnu en matière d’agriculture bio.

Un jeune adulte autiste de l’équipe, passionné par les insectes et les oiseaux, a entrepris en début d’année un relevé de tous les oiseaux présents dans le parc. Grâce à son travail, un livret de découverte des oiseaux du domaine a été rédigé à l’attention des hôtes et visiteurs de Kerbastic. « Ce jeune homme est aux anges. Le psychiatre qui le suit ne comprend rien. Il sent les oiseaux car il vit avec son corps. Nous vivons nous avec notre mental. Ceux que l’on qualifie d’handicapés ne le sont pas du tout. Ils ont un niveau de conscience et d’énergie auquel nous n’avons plus accès. Ils n’ont pas besoin de grandes explications ni de grandes thèses. Ce qui les rend handicapés, ce sont nos normes, nos restrictions, nos petits esprits limités, nos contradictions,» tonne la princesse en tentant de réfréner sa colère.

Le domaine a ouvert ses portes également aux enfants des écoles primaires de la région ainsi qu’à des petites têtes blondes ou brunes qui viennent, tous les 15 jours, accompagnées de leurs assistantes maternelles planter, arroser et goûter les légumes. Les mercredis et en périodes de vacances, c’est au tour des jeunes de 6 à 10 ans d’un centre de loisirs voisin de s’adonner aux plaisirs du jardinage. Il s’agit aussi de montrer à ces enfants comment cuisiner des légumes frais et de saison. « Pour être en bonne santé, l’alimentation est primordiale, » lance la princesse qui tient à développer à Guidel le concept « art, nature et santé » qu’elle a créé.

« On est en bonne santé quand on vit en contact avec la nature qu’on la respecte et que l’on pratique une activité artistique. J’ai beaucoup vécu et vit encore fréquemment avec les peuples premiers. Ils ont un sens de la nature que nous n’avons plus du tout. Je désire créer à Kerbastic un lieu où les gens puissent vraiment découvrir ce qu’est le concept de santé. Il s’agit de solliciter les consciences non par des cours magistraux, ni par le savoir et l’intellect mais par l’expérience en plaçant des gens en situation. C’est le principe de l’initiation. J’ai mis sur pieds des itinéraires pour tous les âges de 7 à 77 ans. Les stagiaires viennent, pendant 2 à 3 jours, vivre des expériences initiatrices tranquillement. Ces itinéraires sont basés sur les quatre éléments, les quatre directions, les quatre saisons. Ils ont une autre vision d’eux même, des autres et du monde quand ils repartent. » 

 

Eric Tariant

 

 

 

 

 

 

 

Le regard de Pierre Rabhi sur Kerbastic (encadré)

«Je ne connaissais pas la princesse. Elle m’a fait l’honneur de participer, il y a quelques années, à une rencontre qui visait à réfléchir à des pistes d’action. Nous faisions peu ou prou la même analyse : « nous vivons dans une époque complètement folle marquée par une confiscation insidieuse et graduelle des capacités des êtres humains à subvenir par eux-mêmes à leurs besoins, par leurs savoirs, leurs savoir-faire, leurs ressources.». Elle gérait un domaine dans le Morbihan qu’elle cherchait à réorganiser pour créer un lieu de cohérence entre l’humain et la nature. Elle m’a contacté sachant que j’étais à l’origine de toute une série de réalisations agroécologiques dans différents lieux. Nous avons dialogué afin de d’examiner si le domaine de Kerbastic ne pourrait pas être à la fois un lieu de production et une sorte d’écosite.

Nous avons établi un schéma directeur afin de donner un certain nombre de conseils et de directives pour atteindre le but fixé. Il s’agissait aussi de faire de ce domaine, qui est également un lieu d’accueil hôtelier, un espace d’expérimentation, de production et de pédagogie en conservant le registre de beauté du lieu.

Une amitié s’est scellée entre la princesse et moi dans cette aventure. Notre rencontre était improbable. Nos statuts sociaux et nos castes faisaient que nous avions peu de raisons de nous rencontrer. Aujourd’hui, ce qui est important c’est que les âmes, les gens de bonne volonté qui veulent changer la société et créer un monde meilleur puissent le faire à travers leur conscience. Toutes les bonnes volontés doivent se rassembler au-delà de leurs appartenances sociales.

 

Pour aller plus loin :

Domaine de Kerbastic

Route de Locmaria

56 520 Guidel

Tél : 02 97 65 98 01

www.domaine-de-kerbastic.com