Kempf. H_-_Hermance_Triay_1

«·Nous voyons déjà les premiers signes d’une société post-capitaliste·»

Le capitalisme a profondément changé depuis les années 1980 avec l’arrivée aux «·affaires·» de Ronald Reagan aux Etats-Unis et de Margaret Thatcher en Grande Bretagne. L’argent est devenu roi entraînant une progression des inégalités qui rappelle la situation de la fin du XIXe siècle, une marchandisation généralisée, une déconnexion entre la production matérielle et les flux financiers, une

exacerbation de l’idéologie individualiste et une dilution du sens moral et de l’éthique.

Le capitalisme est entré, en ce début de XXIe siècle, dans sa phase mortifère. Il a généré à la fois une crise économique majeure, « symptôme d’une crise générale de la société humaine » en même temps qu’une crise écologique d’ampleur historique, explique Hervé Kempf, journaliste au Monde, dans son dernier livre «·Pour Sauver la planète, sortez du capitalisme·».

«·Rien ne serait pire que de laisser l’oligarchie, face aux difficultés, recourir aux vieux remèdes, à une relance massive, à la reconstitution de l’ordre antérieur. Le moment est venu, écrit-il, de sortir du capitalisme en plaçant l’urgence écologique et la justice sociale au cœur du projet politique ».

Pour ce faire, il importe au préalable de sortir d’une vision purement mercantile et déshumanisante d’un monde où l’économie règne en maître. Mais aussi de diminuer nos consommations matérielles en réorientant la richesse collective vers des activités socialement utiles et à faible impact écologique. Tout en cessant de croire au mythe d’une technologie omnipotente prétendument capable de régler tous les problèmes de l’humanité, mythe sur lequel s’appuie l’oligarchie pour tenter de perpétuer le système.

 

Cette crise n’est elle pas une chance pour la planète·? L’occasion de changer de paradigme, de remettre en cause un certain nombre de dogmes comme celui de la croissance et de s’interroger sur le mythe du développement ?

Je partage ce point de vue mais il faut aller au-delà. Il faudrait être autiste pour ignorer ces questions vu l’ampleur catastrophique de la crise écologique, l’étendue de la crise financière marquée par l’écroulement du système de spéculation, et l’ampleur de la crise économique qui est une crise de l’endettement généralisé. Elles témoignent du fait que notre système ne peut plus fonctionner. L’heure n’est plus à se poser des questions. Il s’agit de trouver des réponses et de les mettre en œuvre. Celles ci commencent à émerger. Nous voyons se dessiner des bribes d’une société qui mettrait au premier plan le respect de l’environnement et la justice sociale en réduisant très fortement l’incroyable inégalité que nous connaissons. Il importe de trouver aussi de nouvelles formes de régulation en luttant notamment contre les paradis fiscaux. Mais aussi de nous diriger vers une économie coopérative qui s’appuie sur les principes du mutualisme et de la coopération, de la propriété collective du capital par les salariés. Cette économie sociale et solidaire constitue, de fait, déjà un pan important de l’économie. Il faudrait en outre, point essentiel, redonner toute sa place à l’agriculture et ne plus la considérer comme un secteur économique marginal et résiduel comme nous le faisons, aujourd’hui, après deux ou trois siècle de révolution industrielle. L’agriculture peut être créatrice d’emplois et de nouvelles activités.

Les pays émergents comme la Chine et l’Inde mais aussi les pays d’Europe de l’Est semblent plutôt suivre, en matière agricole, notre modèle de développement occidental productiviste marqué par un exode rural massif…

Le système capitaliste continue à promouvoir une vision de l’agriculture très productiviste, méprisant l’environnement. On reste dans cette vieille logique de la révolution industrielle et de la transformation de l’agriculture en un résidu de l’économie. Mais n’est pas parce que les lobbys de l’agro-industrie sont encore aux commandes et développent des politiques rétrogrades que les choses ne peuvent pas changer. Il y a, en Europe, un enjeu agricole très fort.

Quel regard portez-vous sur les plans de relance qui se sont multipliés depuis l’automne à travers le monde ? Peuvent-ils apporter des solutions à la crise que connaît notre système·?

Ils alourdissent un endettement déjà très important. On ne devrait plus augmenter encore celui-ci. L’enjeu est bien de restructurer radicalement le système. Lors du colloque «·Nouveau monde, nouveau capitalisme·», qui s’est tenu au mois de janvier et qui associait Sarkozy, Merkel et Blair, j’ai été très surpris par le discours de la Chancelière allemande qui a dit par trois fois en dix minutes·: «·Nous avons vécu au-dessus de nos moyens ». Ce propos témoigne d’un solide bon sens.

La tentation reste, devant le ralentissement de l’économie que les premiers plans de relance ne semblent pas vraiment enrayer, de faire de nouveaux plans de ce type. Avec des impacts environnementaux importants, alors même qu’on ne cherche pas à réduire les inégalités. Par exemple, parmi les mesures adoptées par le plan de relance français en février 2009 figuraient des règles d’affaiblissement des contraintes en matière d’urbanisation, mais aussi la relance de trois projets d’autoroute. Or, l’enjeu n’est pas de relancer la machine dans la même direction mais de lui donner une autre orientation.

Vous annoncez, dans votre dernier livre, la fin du capitalisme. Quels sont les signes qui vous permettent d’entrevoir sa fin·prochaine ?

Il faut revenir à la définition du capitalisme. Je suis très frappé de voir que l’on parle du capitalisme sans jamais le définir. En s’appuyant sur les écrits d’auteurs éminents dont Karl Polanyi, on pourrait le définir comme une philosophie qui considère que la société n’est composée que d’individus qui ont pour seule et unique motivation la recherche de leur intérêt personnel. Une philosophie qui considère de surcroît que le marché a vocation à recouvrir et absorber l’ensemble des relations sociales et des biens communs.

On assiste ainsi à une généralisation de la marchandisation de l’être humain comme en témoignent les mères porteuses, la pornographie et les trafics d’enfants qui contribuent, tous, à transformer la personne humaine en objet de commerce. La poursuite du capitalisme dans son état actuel est totalement déshumanisante.

Il nous faut sortir de cette vision du monde. Sortir de cet individualisme forcené et de cette marchandisation généralisée de tout ce qui se trouve sur terre. Nous devons retrouver du lien, de la solidarité, des façons d’agir ensemble. Les crises économiques et écologiques démontrent que la poursuite du mode de développement capitaliste nous conduit dans une impasse. Elles témoignent du fait que certaines richesses, dont la nature, l’eau, l’air, l’atmosphère ou encore l’éducation et la culture, ne sont pas bien gérées par le marché. Tous ces biens doivent échapper à la mondialisation.

La classe dirigeante mondiale serait, selon vous, à l’origine de la grave crise écologique que nous traversons·?

L’oligarchie bloque les évolutions nécessaires en matière environnementale ou économique de façon à conserver ses privilèges. En outre, les élites définissent un modèle culturel qui s’impose à l’ensemble de la société et pousse celle-ci à un excès de consommation matérielle. Je me suis appuyé, pour établir cette démonstration, sur les travaux d’un économiste américain de la fin du XIXe siècle, Thorstein Veblen. C’est un penseur très puissant. Il montrait qu’au-delà d’un certain degré de développement, les sociétés ne cherchent plus à produire de la richesse pour satisfaire leurs besoins mais pour permettre à ses membres d’alimenter leur rivalité ostentatoire. Veblen explique, en s’appuyant sur de nombreuses données anthropologiques, que les individus sont dans une compétition, symbolique ou non, les uns avec les autres pour affirmer par des signes extérieurs et par leur style de vie qu’ils sont un peu supérieurs à leurs congénères. On retrouverait, selon lui, ce mécanisme dans toutes les sociétés. Tous les membres d’une même société· finissent par trouver le modèle à imiter dans le groupe social supérieur. Cette analyse publiée dans la Théorie de la classe de loisir en 1899 témoigne de l’exhibitionnisme d’un petit groupe de milliardaires qui vivait à cette époque. La situation que nous vivons aujourd’hui est très comparable à celle de la fin du XIXe siècle. In fine, tous les gens finissent par mimer à leur mesure le modèle de vie et donc de consommation exhibé par la classe la plus favorisée. Celle ci projette sur l’ensemble de la société un modèle de surconsommation, définit une culture de la surconsommation.

Or, pour prévenir l’aggravation de la crise, il faut commencer par réduire la pression de l’humanité sur l’environnement. Pour ce faire, il faut réduire notre consommation· de pétrole, de bois, d’eau et réduire aussi nos rejets de gaz carbonique et de déchets. C'est-à-dire réduire nos consommations matérielles collectivement à l’échelle de l’humanité. C’est, au premier chef, à l’ensemble des classes moyennes des pays développés de réduire leur consommation. C'est-à-dire environ un milliard de personnes. Celles-ci n’auront aucune envie d’y consentir si elles continuent de voir messieurs Bolloré, Pinault, Arnault, Sarkozy, et autres Berlusconi continuer à se déplacer dans des jets énormes et posséder, chacun, plusieurs maisons de milliers de m2. Pour que le corps social accepte d’aller dans une autre direction en réduisant sa consommation matérielle d’énergie et de produits, il faut changer le modèle culturel et donc réduire les inégalités. Il faut donc que s’exercent très concrètement des transferts de richesses.

Réduire notre consommation matérielle ne signifie pas forcément que nous allons vivre moins bien mais différemment·: moins d’écrans plats et de voitures, mais une meilleure école pour nos enfants, une meilleure santé, une culture vivante. Il s’agit d’orienter l’énergie collective vers des activités économiques moins nuisibles pour l’environnement qui soient en même temps d’une meilleure utilité sociale.

Pour ce faire, il faudra réaliser un transfert de revenus en imposant un revenu maximum pour les plus riches, faire la chasse aux paradis fiscaux pour récupérer l’argent qui est prélevé sur la richesse collective. Et affecter cet argent à la stimulation d’activités utiles qui aient moins d’impact sur l’environnement·: santé, éducation, culture, agriculture, autres politiques de l’énergie, des transports et de la ville.

Vous semblez penser qu’il n’y aura pas de solution d’ordre technologique à la crise écologique et climatique que nous connaissons.

Je ne rejette pas la technique par principe. Je constate cependant que le système essaye de nous faire croire que la technologie possède des solutions à tous nos problèmes afin d’essayer d’éviter de mettre sur la table la douloureuse question de la répartition de la richesse. Pour prévenir l’aggravation de la crise écologique et sortir de cette crise économique que j’appellerais· «·grande transformation·», il importe en premier lieu de réduire nos consommations matérielles dans les pays riches et de nous pencher sur la question de la justice sociale. La solution technologique m’apparait aujourd’hui comme une échappatoire pour éviter de se poser la question politique au bon sens du terme.

Si ces technologies étaient tout à fait efficaces pour réduire les gaz à effet de serre et pour améliorer le sort de la biodiversité, je serais le premier à y adhérer. Mais si on les analyse dans le détail, on constate qu’elles génèrent souvent des effets secondaires extrêmement nuisibles.

Qu’en est-il du nucléaire·? Peut-il nous aider à résoudre les problèmes du changement climatique·?

Certainement pas. Si on voulait vraiment diminuer d’une proportion très significative les émissions de gaz carbonique dans l’atmosphère, il faudrait des·milliers de réacteurs nucléaires. Il y en aujourd’hui 436 en service dans le monde qui n’assurent que 16% de la production d’électricité mondiale. Les prévisions les plus optimistes des agences nucléaristes imaginent la mise en service de 610 réacteurs d’ici à 2030, soit 25 par an. C’est à dire dix-sept fois plus que le nombre de réacteurs mis en service chaque année entre 1990 et 2005. Il est absurde de penser que l’on va construire dans les vingt prochaines années, 25 réacteurs par an. L’industrie parvient à peine, à l’heure actuelle, à mettre en service deux à trois nouveaux réacteurs par an. Si l’on admet l’idée, très discutable par ailleurs, que la production d’électricité par le nucléaire ne génère pas de gaz à effet de serre ni de dioxine de carbone, il faudrait une telle quantité de réacteurs que cela paraît impossible économiquement et techniquement. Nous n’avons pas les industries pour le faire.

Il ne faut pas non plus oublier que le nucléaire présente des risques d’accidents très graves. Ce n’est pas parce qu’il ne s’en est pas produit· depuis vingt ans qu’il est immunisé. Rappelons que près d’un tiers de la Biélorussie, pays qui a reçu la plus grande partie des retombées radioactives de l’accident de Tchernobyl en 1986, reste lourdement contaminé. Un million et demi de personnes vivent dans ces zones.

En outre, la question des déchets n’est toujours pas résolue. Nous n’avons pas, à ce jour, trouvé de méthode consensuelle pour traiter des déchets nucléaires qui ont une radioactivité importante dont les effets se prolongeront pendant des milliers, voir des dizaines de milliers d’années. Ce qui me choque le plus, c’est cette irresponsabilité morale qui consiste à léguer des produits toxiques à des centaines de générations à venir pour un confort qui aura servi au bien être de deux à trois· générations.

Il faut aussi rappeler que l’expansion du nucléaire civil à travers le monde, dont le président français se fait le promoteur, ne manquera pas d’être accompagné d’une prolifération de l’arme nucléaire et donc de risques de guerre. Je ne suis pas certain que l’on ait intérêt dans un monde de 9 milliards d’habitants à ce que tous les pays détiennent l’arme nucléaire.

L’énergie éolienne a-t-elle plus de vertus·? Pourra-t-elle contribuer à résoudre la crise écologique·?

L’éolien est développé par les grandes sociétés qui produisent de l’énergie par le biais du charbon ou du nucléaire comme Areva, Suez, EDF ou Enel. Celles ci ont pour principal objectif d’accroître leur production d’électricité alors que l’enjeu est, au contraire, de réduire notre consommation d’électricité et de changer nos modes de vie. L’éolien me paraît servir d’alibi écologique à ces sociétés pour ne pas changer le système. Tout en laissant croire à la population qu’elles se consacrent à la protection de l’environnement en reproduisant des éoliennes sur la couverture de leur bilan annuel alors qu’elles ne poursuivent qu’un intérêt privé·: la réalisation de profit. Les grandes compagnies d’électricité qui promeuvent l’éolien restent dans la même logique de production d’électricité qui découle du dogme qu’il est inéluctable d’augmenter, d’année en année, la consommation électrique. Je constate que les éoliennes n’ont pas modifié la donne énergétique. La multiplication des éoliennes, en France, n’a pas remis en cause la construction de nouveaux EPR ni celle de centrales thermiques au charbon ou au fioul qui sont extrêmement émettrices de gaz à effet de serre. En outre, on construit des éoliennes sans prêter une attention suffisante à la protection des paysages, à la biodiversité ni au respect du silence. Les éoliennes artificialisent les paysages des rares étendues restées à l’écart de l’urbanisation générale. Elles contribuent à transformer l’ensemble de nos pays en des tissus indifférenciés d’urbain et d’industrie, parcourus de lambeaux de campagne.

On ne peut pas réduire la question écologique à la limitation des gaz à effet de serre. Il nous faut répondre à la crise du changement climatique tout en prêtant attention aux autres volets de la crise écologique que sont la biodiversité et la préservation de la beauté des paysages. En outre, l’implantation des éoliennes est gérée de façon très centralisée. Il serait préférable qu’il y ait une ou deux éoliennes, par-ci, par-là, gérées par une coopérative dans une démarche collective pour générer des économies d’énergie. Enfin et surtout, la focalisation sur les éoliennes nous fait oublier que l’enjeu essentiel est de réduire drastiquement la consommation d’énergie.

Quel type d’organisation socio-économique verriez-vous succéder au capitalisme ?

Avec la crise, nous entrons dans le post-capitalisme. Nous voyons déjà les premiers signes de cette société post-capitaliste. C’est une société qui prend en compte la question écologique et qui n’admet plus les inégalités sociales, y compris à l’échelle mondiale. Une société qui donne une bien plus grande place qu’aujourd’hui à l’économie coopérative, c'est-à-dire à une économie dans laquelle les travailleurs gèrent eux-mêmes leur outil de production. Un éventail de possibilités s’offre à nous. Il faudra faire cohabiter l’entreprise individuelle, les grandes entreprises mais aussi l’économie coopérative, parallèlement à une puissance publique forte, dans un enjeu de coordination internationale et mondiale. En conservant l’économie de marché, mais en bornant strictement celle-ci·: le marché ne doit pas couvrir l’ensemble des activités sociales, il ne doit pas gérer les biens communs, il ne doit pas transformer les êtres humains en marchandises.

Que faudrait-il faire pour fédérer les multiples initiatives existantes·?

Les esprits évoluent vite. La prise de conscience de la question environnementale a progressé, en France notamment, de manière spectaculaire en moins de dix ans. Il n’y a que l’oligarchie qui continue de penser que le sujet est secondaire. La prise de conscience des très graves inégalités générées par le capitalisme actuel est également forte, quoique récente. Nous savons tous que les oligarques se sont approprié une part de la richesse collective extrêmement importante. La crise que nous traversons suscite un ébranlement des perceptions et des idées. Nous pensions que le capitalisme était solide et qu’il représentait la seule voie possible. Nous constatons que ce système est extrêmement fragile et peu efficace, contrairement aux économies coopératives. Les mutuelles qui sont restées des vrais mutuelles, pour citer un exemple, ont très bien résisté à la crise financière, bien mieux que les banques qui étaient dans une logique de spéculation et de profit maximal. Le mouvement altermondialiste peut également jouer un rôle important. Il constitue depuis dix ans, malgré ses échecs, ses pauses et ses ratés, un lieu de réflexion collective qui permet à toutes ces initiatives alternatives de se créer une culture commune.

Il est important que tous ceux qui s’engagent dans des alternatives ne s’isolent pas du reste du monde. L’individualisme renforce le capitalisme. Il faut échanger, penser avec les autres, se mettre en réseau.

 

Pour aller plus loin·:

Hervé Kempf. «·Pour sauvez la planète, sortez du capitalisme·» (Seuil 2009)

Hervé Kempf. «·Comment les riches détruisent la planète·». (Seuil. 2007)

www.reporterre.net