Les aliments sont la matière même de la vie, notre besoin le plus fondamental. Et, la semence le premier maillon de la chaîne alimentaire, et l’ultime symbole de notre sécurité alimentaire. Depuis plus de dix mille ans, des paysans travaillent avec la nature pour sélectionner des milliers de variétés de semences de plantes adaptées à la diversité des climats et des cultures.

Ils sauvegardent les meilleures d’entre-elles pour les replanter la saison suivante. On dénombre, aujourd’hui, 10 à 15 000 plantes comestibles, sur la planète, dont 7 000 ont été cultivées et utilisées comme aliments. Aujourd’hui, 30 d’entre elles fournissent 90% des calories ingérées par les êtres humains dont 4 –le riz , le maïs, le blé et le soja- composent la plupart de nos menus. Comment expliquer cette inquiétante érosion ? La mondialisation, qui a brisé les marchés locaux et favorisé la monoculture au détriment de la polyculture, y est pour beaucoup. Mais, ce sont aussi et surtout les logiques commerciales d’homogénéisation de produits conçus pour être vendus en grandes et moyennes surfaces et la volonté de maximiser les profits qui sont en cause. Ce sont elles qui ont tué l’énorme diversité des variétés, de façon à « garantir » au consommateur la même tomate hybride insipide sur tous les étals du monde, en Australie, en France et en Californie.

Aujourd’hui, plus de 50% des semences commercialisées dans le monde et 100% des OGM sont contrôlées par dix multinationales de l’agrochimie.

Conforté par le processus de dérégulation du commerce amorcé par la création de l’OMC en 1995, ces géants de l’agrobusiness n’ont cessé d’usurper les savoirs accumulés depuis des siècles par les paysans du monde entier. En s’appuyant sur des droits de propriété intellectuelle, des nouvelles technologies (semences hybrides et semences stériles dites Terminator) et en faisant voter des lois qui interdisent aux paysans de replanter leurs propres graines, ces multinationales imposent aux populations l’achat de leurs semences. Tout en criminalisant le droit ancestral de produire soi même ses graines, de les échanger et de les commercialiser.

« C’est un terrorisme alimentaire, une véritable dictature sur la vie qui est en train de se mettre en place à travers un carcan de lois », dénonce Vandana Shiva. Vêtue d’un simple sari et d’une paire de nu-pieds en cuir, la grande voix du Sud contre la mondialisation néolibérale est aujourd’hui la principale figure de la lutte contre la biopiraterie et la marchandisation du vivant. Le Prix Nobel alternatif 1993 a lancé en début d’année une Campagne internationale pour la souveraineté des semences. Elle appelle, dans l’entretien qu’elle nous a accordé, à lutter pour la liberté des semences, pour la liberté de choisir ses variétés de semences.

« L’objectif numéro 1 des multinationales semencières est d’en finir avec la gratuité de la vie », dénonce, de son côté, Jean-Pierre Berlan. Ancien directeur de recherche à l’Institut national de la Recherche agronomique (INRA), il explique dans un autre entretien (lire page ) comment les principes de standardisation et de normalisation de la Révolution industrielle se sont imposés à l’agriculture. Et comment les soit disant « sciences de la vie »sont devenues des « sciences de la mort ».

« Ce terrorisme alimentaire ne pourra être renversé que par une vaste mobilisation citoyenne en faveur de la démocratisation du système alimentaire », martèle Vandana Shiva. Fidèle aux principes gandhiens, elle en appelle à une satyagraha des graines -une « lutte pour la vérité »- et à une reconquête de notre liberté par une désobéissance non violente aux lois injustes.

C’est là tout le combat de Kokopelli. Cette association française lutte depuis plus de vingt ans pour libérer les semences et l’humus n’hésitant pas, en bravant sciemment des lois injustes, à commercialiser des graines anciennes interdites.

« Aussi longtemps qu’existera la superstition selon laquelle les gens doivent obéir aux lois injustes, l’esclavage existera. Mais, une seule personne qui y résiste par la non-violence peut abolir cette superstition » a écrit Gandhi dans son livre Hind Swaraj publié en 1910.

 

Eric Tariant

 

 « Quand le gouvernement viole les droits des peuples, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

 

Déclaration des Droits de l’homme et du Citoyen de 1793-Article 53.

 

 

Pour aller plus loin:

Lire :

« Vandana Shiva, victoires d’une indienne contre le pillage de la biodiversité » de Lionel Astruc (Editions Terre vivante 2011).

« Le terrorisme alimentaire. Comment les multinationales affament le tiers-Monde » de Vandana Shiva. (Fayard, 2004).

« La vie n’est pas une marchandise. Les dérives des droits de propriété intellectuelle » de Vandana Shiva. (Le livre équitable, 2004).

« La Guerre au Vivant » de Jean-Pierre Berlan. (éditions Agone 2001.)

« L'écocide, ou l'assassinat de la vie » préface au livre de Franz Broswimmer « Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces » (éditions Agone 2010).

« OGM, semences de destruction. L’arme de la faim » de William Engdahl. (éditions Jean-Cyrille Godefroy 2008).

 

« OMC, le pouvoir invisible », d’Agnès Bertrand et Laurence Kalafatides

(Fayard 2003).

 

« L’AGCS, quand les Etats abdiquent face aux multinationales », de Raoul-Marc Jennar et Laurence Kalafatides (Raisons d’agir, 2007).

« Produire ses graines bio. Légumes, fleurs et aromatiques » de Christian Boué (éditions Terre Vivante, 2012).

 

Consulter :

www.seedfreedom.in : le site de la Campagne internationale pour la souveraineté des semences.

www.navdanya.org : le site de l’organisation Navdanya qui milite pour la biodiversité et contre les OGM et la brevetabilité du vivant.

 

 

Biopiraterie et terrorisme alimentaire

 

Le vol des richesses naturelles et des semences, premier maillon de la chaîne alimentaire, n’a cessé de gagner du terrain depuis la création de l’OMC. Conforté par le processus de dérégulation du commerce amorcé en 1995, les multinationales se sont fait une spécialité d’usurper, grâce à des droits de propriété intellectuelle, les savoirs accumulés depuis des siècles par les paysans du monde entier. « Nous assistons actuellement à l’apparition d’un totalitarisme alimentaire dans lequel une poignée de firmes dominent la totalité de la chaîne alimentaire, détruisent les bases des solutions alternatives et déclarent illégal le droit de produire et de se nourrir par soi même», martèle Vandana Shiva. Ce terrorisme alimentaire ne pourra être renversé que par une vaste mobilisation des citoyens en faveur de la démocratisation du système alimentaire insiste la fondatrice de Navdanya qui milite contre la brevetabilité du vivant.

 

« Qui contrôle le pétrole contrôle les nations ; qui contrôle l’approvisionnement alimentaire contrôle les peuples ». C’est Henry Kissinger, ancien secrétaire d’Etat de Richard Nixon, promoteur de la Realpolitik et défenseur intransigeant des intérêts internationaux de la bannière étoilée qui prononça cette phrase au milieu des années 1970. Les Etats-Unis ne sont-ils pas en passe d’atteindre, aujourd’hui, cet objectif de la géopolitique américaine esquissé par Kissinger il y a 30 ans ?

En ce début de XXIe siècle, dix firmes contrôlent 55% des semences commercialisées dans le monde et 100% du marché des semences génétiquement modifiées. Les quatre qui arrivent en tête –Pioneer Hi Bred, Monsanto, Syngenta et Limagrain- sont aussi impliquées dans la chimie à usage phytosanitaire et dans les biotechnologies. Premier semencier mondial, Monsanto s’est d’abord fait la main dans la fabrication de produits chimiques (DDT, PCB, et Agent Orange) et d’édulcorants avant de se reconvertir, dans les années 1980 et 1990, dans les « sciences dites de la vie ». « En vingt ans, Monsanto a racheté presque tous les semenciers de la planète », note Vandana Shiva l’air effaré.

Résistances internationales au pillage

L’Inde est le premier producteur et exportateur du riz basmati, un riz surfin cultivé depuis des siècles et qui couvre 10 à 15% des rizières du pays. En 1997 une firme texane, Rice Tec Inc, a obtenu un brevet sur les souches et les grains de riz basmati. Sa mise en œuvre aurait empêché les agriculteurs indiens de cultiver ces variétés, à moins d’une autorisation de Rice Tec et du paiement de royalties à l’entreprise. Pour s’opposer à ce brevet, véritable acte de la biopiraterie, Vandana Shiva a mené, pendant cinq ans, un combat acharné devant les tribunaux américains et obtenu une grande victoire. « Le 14 août 2001, le Bureau américain des brevets et des marques annula en grande partie le brevet déposé par Rice Tec, le rendant inexploitable », explique Lionel Astruc, auteur d’une biographie de Vandana Shiva publiée chez Actes Sud.

Un an plus tôt, l’ancien Prix Nobel alternatif avait remporté une première victoire déterminante contre le géant agrochimique W.R. Grace. L’objectif ? Protéger la liberté d’utilisation du margousier, plus connu en Inde sous le nom de neem. Mentionnée dans des textes indiens vieux de plus de 2 000 ans, cette plante appelée « l’arbre gratuit » était utilisée comme remède à presque toutes les maladies de l’homme et célébrée pour ses vertus insectifuges et antiparasitaires. Dans les années 1980, un pesticide extrait du neem et protégé par un brevet a été mis en circulation avant d’être vendu à la fin des années 1980 à la firme W.R. Grace. Cette dernière a cherché à fabriquer et à commercialiser son produit en s’établissant d’abord en Inde. Sa tentative de s’approprier les vertus du neem, en expropriant les fruits de plusieurs siècles d’expérimentations autochtones, a soulevé un tollé en Inde parmi les agriculteurs, les militants politiques et les scientifiques. Entre temps, plus de 90 brevets avaient été attribués à des entreprises américaines, japonaises et allemandes. Le neem était devenu la propriété intellectuelle de scientifiques et d’entreprises occidentales. « Les médecins n’eurent bientôt plus accès à ce remède, car le peu de graines échappant à Grace était devenu hors de prix, poursuit Lionel Astruc. Tous les dérivés de cet arbre furent bientôt introuvables privant les Indiens d’une ressource autrefois presque aussi gratuite que l’air.»

Scandalisés par ce nouvel acte de biopiraterie, plus de 200 organisations dont Navdanya et la Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique contestèrent devant les tribunaux deux des brevets que Grace détenait sur le neem. En 2000 puis 2005, l’Office européen des brevets a annulé, partiellement d’abord puis totalement, le brevet détenu conjointement par Grace et le gouvernement américain. La motivation de la décision ? Le brevet était fondé sur le pillage de connaissances existantes.

 

Technologies Terminator

En mars 1998, le ministère américain de l’agriculture et l’entreprise Delta and Pine Land annoncèrent qu’ils avaient mis au point et breveté un nouveau procédé biotechnologique baptisé « contrôle de l’expression des gênes ». Cette technique plus connue sous le nom de « technologie Terminator » permet de créer des semences stériles. Le brevet s’applique à toutes les plantes et semences de toutes les espèces. En mai 1998, deux mois après l’annonce du dépôt de ce brevet, Monsanto rachetait pour 1,8 milliard de dollars l’entreprise Delta and Pine Land mettant ainsi la main sur cette technique brevetée qui programme l’ADN des plantes de façon à ce qu’elles tuent leur propre embryon. « Le ministère américain de l’agriculture, bien qu’il s’agisse d’un organisme d’Etat, perçoit un revenu de 5% sur les ventes des semences « terminator», dénonce Vandana Shiva.

Terminator signifie la fin du geste millénaire consistant à préserver une partie de la récolte pour la semer à nouveau l’année suivante. « La technologie Teminator a franchi la très mince ligne de démarcation entre le génie et la folie », tonne Geri Guidetti, biologiste et fondatrice de l’Ark institute une ONG qui lutte contre les OGM et les semences hybrides.

Cette technologie ne risque t-elle pas de se propager, par pollinisation, aux plantes cultivées et aux plantes sauvages ? Les plantes de semence devenant graduellement stériles, on assisterait alors à une catastrophe planétaire.

Pour conquérir de nouveaux marchés, ces multinationales peuvent désormais s’appuyer sur les accords de l’Organisation mondiale du commerce qui autorisent le biobrigandage. Rappelons que Cargill et Monsanto ont joué un rôle déterminant dans la mise au point des accords commerciaux internationaux, qui ont abouti en 1995, à la création de l’OMC. C’est grâce à ce processus systématique de dérégulation du commerce et d’ajustement structurels promu par l’OMC, que ces géants de l’agroalimentaire ont pu étendre leur liberté d’action et déverser leurs produits au Nord comme au Sud. En Inde, ceux-ci n’ont pas hésité à lancer des campagnes publicitaires particulièrement agressives afin de vendre leurs nouvelles semences hybrides de coton aux agriculteurs. « Même les dieux, les déesses et les saints ont été enrôlés, explique Vandana Shiva. Au Penjab, Monsanto a vendu ses produits en employant l’image du gourou Nanak, fondateur de la religion Sikh. » Résultat ? Les semences hybrides des firmes ont commencé à remplacer les variétés locales des agriculteurs. Et aujourd’hui, le coton BT de Monsanto, qui a envahi les terres réservées aux cultures alimentaires, représente 90% du coton cultivé dans le pays.

 

Stratégie du choc en Irak

Pour imposer leurs produits aux pays du Sud, les multinationales de l’agroalimentaires se dissimulent derrière de prétendues missions humanitaires. On les voit surgir dans le sillage des catastrophes climatiques et des guerres pour vendre leurs semences, parées de toutes les vertus, aux paysans désespérés. Elles profitent sans vergogne des traumatismes collectifs, comme l’a montré Naomi Klein dans son livre « La stratégie du choc, la montée du capitalisme du désastre », pour opérer des réformes économiques à leurs profits.

En mars 2003, après une guerre éclair, les Etats-Unis occupent militairement l’Irak avec 130 000 hommes de troupe. Ils sont accompagnés dans leur sillage par une petite armée de mercenaires au service des multinationales étroitement liées au Pentagone. Ancien spécialiste des questions de terrorisme et proche de Kissinger, Paul Bremer est chargé en mai 2003de diriger la nouvelle coalition provisoire.

Moins d’un an après sa prise de fonction, il promulgue plus de cent nouvelles lois et ordonnances afin de faire de l’Irak, une économie bâtie sur le modèle libéral américain et une zone de parfait libre échange. Parmi ces textes, se trouve l’ordonnance 81 sur les brevets et les variétés végétales. Son objectif ? Transformer radicalement le système de production alimentaire irakien. « Bremer imposa des mesures économiques drastiques pour réaliser en un mois ce que les pays débiteurs d’Amérique latine avaient subi pendant trois décennies. Les multinationales furent les seules à profiter du plan de privatisation. La plus vaste braderie d’un état depuis l’effondrement de l’Union soviétique», poursuit William Engdahl.

L’Irak, berceau de la civilisation mésopotamienne, est aussi le creuset de toutes les variétés de blé cultivées dans le monde. Celles ci ont été développées depuis 8 000 ans grâce au savoir-faire de générations de paysans. Des échantillons de ces graines ont été conservés dans une banque nationale de semences située à Abou Ghraïb, ville tristement célèbre aujourd’hui pour la prison que les Etats-Unis y ont établi. L’ancien ministre irakien de l’agriculture aurait pris soin de créer, avant le déclenchement de la guerre, une banque de secours à Alep en Syrie où seraient stockées les variétés les plus importantes.

Le but de l’ordonnance 81 ? Interdire aux paysans iraquiens de conserver et de réutiliser les semences de leurs propres moissons. Ce texte vise à éradiquer la polyculture traditionnelle familiale pour imposer aux agriculteurs les semences et produits phytosanitaires des géants de l’agrobusiness. Soumis aux règles du nouveau droit des brevets irakiens imposées par Bremer, les paysans n’ont plus d’autre choix que d’acquérir leurs semences auprès des firmes. En 2002, selon la FAO, 97% des fermiers irakiens réutilisaient encore leurs graines, ou les achetaient sur le marché local. Aux côtés des semences sont arrivés tous les produits phytosanitaires, pesticides, herbicides, fongicides, vendus par Monsanto, Cargill, et Dow.

 

Et en Haïti..

Quelques mois après le tremblement de terre qui a ébranlé Haïti, Monsanto a décidé de faire « don » de semences potagères et de maïs hybrides au pays. En mai 2010, des sources bien informées annoncent qu’un cargo de 60 tonnes de semences potagères et de maïs hybride est envoyé en Haïti, et qu’il est prévu d’en envoyer un autre de 400 tonnes l’année suivante, avec le soutien de l’Agence américaine pour le développement international.  En juin 2010, plus de 10 000 haïtiens descendent dans la rue, à l’initiative de Via Campesina, pour s’opposer à Monsanto et défendre la souveraineté alimentaire du pays et le contrôle de ses semences indigènes. « Ce fut un second tremblement de terre. Ce don a provoqué la colère car le patrimoine de semences locales était déjà en train de disparaître du fait de la domination croissante des multinationales», explique le délégué paysan haïtien Chavannes Jean-Baptiste.

Partout dans le monde, en Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique latine, des citoyens s’organisent en vue de mettre un terme aux brevets et aux monopoles sur la vie.

En Autriche et en Suisse, ils ont exigé des référendums pour légiférer sur ce sujet. Ils réclament aussi que les formes de vie et la biodiversité soient exclues du redoutable Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent le commerce (ADPIC). Celui ci risque, lors de sa mise en œuvre à l’échelle mondiale, d’entraîner une nouvelle course inexorable au brevetage des formes de vie.

« Nous gagnerons, semence après semence, plante après plante, paysan après paysan, communauté après communauté. Nous libérerons la terre. Et nous gagnerons la liberté de choisir notre nourriture. La démocratisation du système alimentaire est le nouvel objectif de la démocratie et des droits de l’homme» tonna Vandana Shiva lors d’un grand rassemblement du mouvement « Slow food : Terra madre » qui se déroula à Turin en septembre 2004 à Turin quelques jours après une troisième victoire emportée par l’écologiste indienne contre les semenciers.

 

Eric Tariant

 

Pour aller plus loin :

Lire

 

« OGM, semences de destruction. L’arme de la faim » de William Engdahl. (éditions Jean-Cyrille Godefroy 2008).

 

« OMC, le pouvoir invisible », d’Agnès Bertrand et Laurence Kalafatides

(Fayard 2003).

 

« L’AGCS, quand les Etats abdiquent face aux multinationales », de Raoul-Marc Jennar et Laurence Kalafatides (Raisons d’agir, 2007).

 

Le rapport « Combattre Monsanto. Résistance populaire au pouvoir de l’industrie agroalimentaire à l’heure de « l’économie verte » et du changement climatique. »

 

 

 

 

 

 

 

Fédérer tous les opposants à la biopiraterie

 

Grande voix du Sud contre la mondialisation néolibérale, Prix Nobel alternatif 1993, Vandana Shiva a fondé en 1990 l’organisation Navdanya qui milite pour la biodiversité, contre les OGM et la brevetabilité du vivant. La militante écologiste évoque dans cet entretien l’origine de ses combats pour la liberté des semences, les dérives des droits de propriété intellectuelle sur le vivant et sa grande campagne internationale pour la souveraineté de semences lancée en début d’année.

 

Comment la spécialiste de physique nucléaire que vous étiez est-elle devenue le héraut de la lutte contre la biopiraterie, la brevetabilité du vivant et en faveur de la biodiversité ?

C’est en 1987, près de Genève, à l’occasion d’une conférence internationale sur les biotechnologies que j’ai découvert les plans des industriels pour développer les OGM et prendre le contrôle des semences grâce au brevetage du vivant. C’est lors de ce colloque intitulé « Les lois de la vie » que j’ai pris conscience de leur volonté de s’approprier les semences en déposant des brevets sur les graines issues de la biodiversité agricole. La semence est le premier maillon de la chaîne alimentaire. Elle incarne la continuité de la vie et sa reproductibilité, sa diversité biologique et culturelle. Elle est l’ultime symbole de la sécurité alimentaire.

Je compris que les firmes chimiques géantes étaient en train de se reconvertir dans les « sciences de la vie » et que leur but était de dominer l’agriculture par le biais de brevets sur les semences et les plantes et du génie génétique. Qu’elles ambitionnaient de mettre leur grappin sur l’agriculture en « créant » des variétés en laboratoire à partir de souches génétiques de semences anciennes et en y incluant des gènes de variétés obtenues par les agriculteurs. Pour s’assurer que les paysans ne pourraient plus à l’avenir conserver et replanter leurs propres semences, ils ont mis en place des droits de propriété intellectuels. Or, l’échange des semences, qui repose sur la coopération et la réciprocité, est à la base du maintien de la biodiversité et de la sécurité alimentaire.

C’est au milieu des années 1990, dans le sillage de la fondation de l’Organisation mondiale du Commerce (O.M.C.), qu’a été institutionnalisée et légalisée une croissance, voulue par les industriels, et fondée sur le vol des richesses fournies par la nature. L’accord sur les droits de propriété intellectuelle, instituée par l’O.M.C., interdit la constitution de réserves de semences par les agriculteurs, de même que l’échange de ces dernières entre paysans. L’accord sur l’agriculture reconnaît comme légal le déversement sur les marchés de tous les pays d’aliments issus d’organismes génétiquement modifiés et interdit les mesures visant à protéger la biodiversité culturelle et biologique qui est à la base de nombreux systèmes alimentaires de par le monde.  C’était une véritable dictature sur la vie qui était en train de se mettre en place à travers un carcan de lois. J’ai découvert aussi, lors de ce colloque sur les biotechnologies, de la bouche même des industriels, leurs projets de se regrouper pour former une poignée de grands groupes mondiaux au tournant du siècle. Aujourd’hui, 25 ans après, ces projets à visées totalitaires se sont tous réalisés. Les grands laboratoires se sont regroupés et Monsanto a racheté presque tous les semenciers de la planète. C’est en 1987, suite à ce colloque, que j’ai décidé de mettre fin à la plupart de mes autres engagements (lutte contre la construction de grands barrages, défense des victimes de Bhopal) pour me consacrer entièrement à la protection des semences. La première des actions que j’ai menées fut de créer Navdanya dont l’objectif est de sauvegarder les semences, de protéger la biodiversité  et de soustraire l’agriculture et les semences à la domination des monopoles. J’ai débuté en lançant une campagne contre le GATT et l’OMC, j’ai construit le mouvement indien et un réseau international pour mettre un terme aux brevets sur le vivant afin que les agriculteurs puissent continuer à ressemer leurs grains.

 

Quelles ont été les principales actions et réalisations de Navdanya depuis 25 ans ?

Notre premier succès est d’avoir empêché que l’esprit de liberté ne soit étouffé. Pensez à une petite flamme face à la tempête qui approche, si vous ne protégez pas la flamme, celle ci risque de s’éteindre. Nous savions que la tempête menaçait, nous nous étions préparés à cela, et nous avons trouvé un abri pour la flamme, en protégeant l’alimentation et la liberté de la semence. Nous n’avons pas laissé s’éteindre la liberté des semences en nous opposant à ce projet totalitaire, à cette dictature sur la vie. Ensuite, nous avons concrètement protégé les semences en constituant une communauté formée aujourd’hui de 54 banques communautaires de semences à travers l’Inde rattachées à Navdanya. Nous avons réussi à arrêter Monsanto en 1998 en entamant la campagne « Monsanto, quitte l’Inde » qui dénonce le vol par les grandes firmes de nos semences et de notre nourriture. Nous n’avons jamais cessé de combattre et de poursuivre, devant les cours de justice, les multinationales qui pratiquaient la biopiraterie. Nous avons porté ces questions fondamentales de la liberté des semences et de l’alimentation au centre du combat des mouvements de libération des paysans mais aussi sur l’agenda du pouvoir politique. C’est parce que nous avons mené ces combats que des lois liberticides n’ont pu être adoptées et que les grandes firmes ne possèdent pas aujourd’hui la totalité du marché des semences.

 

 

Quelle part du marché des semences est aujourd’hui contrôlée par les multinationales comme Monsanto ?

Plus de 50% des semences commercialisées dans le monde sont, aujourd’hui, contrôlées par ces multinationales. Les OGM sont, elles, contrôlées à 100% par ces multinationales. Ces produits sont vendus comme des technologies alors que ce ne sont que des droits de propriété, des instruments pour contrôler l’alimentation. Les OGM sont un prétexte pour s’approprier un droit de propriété sur les semences. Les légumes n’ont pas encore fait l’objet de modifications génétiques importantes. Mais attention, Monsanto est en train d’acquérir les sociétés de production de semences potagères. Et aujourd’hui, Monsanto dépose des brevets sur des semences qui ne sont pas génétiquement modifiées.

 

Quels sont aujourd’hui les principaux outils ou instruments de dépossession des agriculteurs ?

Le principal outil est celui des droits de propriété intellectuels. Ceux-ci peuvent revêtir deux formes. Celle d’un brevet sur des semences qui permet à une société de déclarer qu’une semence est leur invention. Le second instrument est la Convention internationale pour la protection des obtentions végétales. L’UPOV a pour objet d’accorder des droits exclusifs aux sélectionneurs de nouvelles obtentions végétales. L’industrie a essayé de rapprocher les droits des multiplicateurs le plus possible de la réglementation des brevets sur les semences. Cette convention a donné lieu à une très forte normalisation. Pour être susceptible d’une protection, la variété doit être nouvelle, homogène, distincte et stable. Une telle définition écarte les variétés des agriculteurs, détruit la biodiversité et oblige à l’uniformité.

Aujourd’hui, les exemptions des agriculteurs et des multiplicateurs, comme la conservation par les agriculteurs de semences de variétés protégées, ont toutes été supprimées et verrouillées depuis 1991. Ces outils sont une apologie de la technologie. L’ingénierie génétique n’est pas un outil intelligent de reproduction. Elle est incapable d’élever et de reproduire. Ce n’est pas de la science mais du business. Il s’agit, en déposant un brevet, d’exclure les autres des avantages économiques et commerciaux de son « invention ». Ils dissimulent sous des termes scientifiques leur volonté de contrôler et de prendre possession des semences. Même le président Barak Obama dont on espérait des changements d’orientations a couvert l’exportation des semences de Monsanto en Afrique. Lors de la dernière conférence sur les OGM, il a signé un accord qui vise à prendre le contrôle des semences africaines. Il s’agit d’une nouvelle tentative de voler la liberté des semences des pays pauvres. C’est pathétique.

 

Vous avez lancé en début d’année une Campagne internationale pour la souveraineté des semences ? Quels sont ses objectifs ?

Nous espérons, à travers cette campagne, pouvoir relier les milliers de mouvements luttant à travers le monde pour la liberté des semences comme Kokopelli en France qui vient d’obtenir un premier succès devant la Cour européenne de justice. Il s’agir d’agir globalement en construisant une force internationale capable de faire face aux multinationales.

Nous voulons créer des liens entre tous les opposants à la biopiraterie. Chaque mouvement, devra d’ici le début du mois d’octobre, écrire sa propre histoire, celle de son combat contre la biopiraterie, contre le monopole des multinationales de l’agro-chimie et pour faire vivre la liberté des semences. L’an passé, nous avons publié un rapport sur les OGM qui témoigne de l’échec de cette technologie partout dans le monde, en Amérique latine, en Asie comme en Afrique. Le 2 octobre, date de l’anniversaire de Gandhi, nous organiserons une journée mondiale de la non-violence et de la désobéissance civile pour témoigner de notre opposition aux lois injustes. Le 15 octobre, date de la Journée mondiale de l’alimentation, nous organiserons une grande campagne internationale pour promouvoir la cause de la liberté de l’alimentation auprès du grand public et des hommes politiques.

 

Que peuvent faire les 99%, ces 99% qui sont aux côtés des indignés du monde entier, pour lutter contre les brevets sur le vivant, contre les brevets sur les semences ?

La première chose est de rejoindre notre campagne internationale, afin d’arrêter les brevets sur le vivant. Beaucoup de gens ont un jardin, un terrain ou un balcon sur lequel ils peuvent protéger des semences et faire de cet espace une zone de liberté pour les semences. Ceux qui ne cultivent pas ou qui ne possèdent pas de jardin doivent s’assurer que la nourriture qu’ils mangent est une nourriture libre. Des aliments issus de semences libres. Assurez-vous que les aliments que vous mangez ne sont pas issus du vol des richesses fournies par la nature. De même que dans l’informatique, vous n’êtes pas obligé de recourir à Microsoft, vous pouvez vous procurer des logiciels libres. En matière de semences, refusez les semences hybrides qui détruisent la santé et détruisent les hommes.

 

Quelles sont les principales alternatives concrètes capables de protéger notre système alimentaire, notre santé et la terre ?

La priorité est de lutter pour la liberté des semences, pour la liberté de choisir entre différentes variétés de semences. Les semences constituent une ressource cruciale pour la perpétuation de la vie. Quand nous réduisons l’offre alimentaire à quatre produits qui sont génétiquement modifiés, nous tuons la biodiversité. Les recherches menées par Navdanya ont montré que plus il y a de biodiversité dans un système agricole, plus vous cultivez de variétés différentes, plus la production est abondante. La polyculture, la diversité culturale permet de produire plus de nourriture par hectare, c’est scientifiquement établi. En outre, seul un système cultural diversifié peut combattre le changement climatique. Nous avons besoin de biodiversité pour favoriser la résilience. Les produits brevetés et génétiquement modifiés sont très vulnérables au changement climatique. La liberté des semences est à la base de tout. Il faut aussi parvenir à baisser les coûts de production de façon à rendre accessible à tous une nourriture saine.

 

Vous appelez à construire un nouveau paradigme pour bâtir un futur réellement soutenable et désirable. Quelle forme pourrait prendre ce nouveau paradigme ?

J’ai essayé de le définir dans mon livre « Earth democracy » paru en 2005. Je l’ai écrit parce que l’on reprochait aux altermondialistes de se contenter de critiquer le monde néolibéral globalisé sans proposer de réelles alternatives. Or, quoi qu’en disent nos opposants, tous savons tout à fait ce que nous voulons : nous voulons préserver notre biodiversité, notre eau, nos services publics. C’est pour défendre ces biens essentiels que nous combattons. Nous devons penser en termes de vie démocratique pour cette planète. Plus nous excluons la terre, plus nous excluons les êtres humains qui dépendent étroitement de la terre qui les porte. Si nous reconnaissons la terre et les droits qu’elle possède, nous reconnaissons les droits des personnes qui y vivent. Nous avons besoin d’une convergence entre les droits de la terre et les droits des êtres humains. Ils ne sont pas contradictoires mais convergents. Nous sommes tous liés, tous reliés et interdépendants. Nous sommes appelés à changer de paradigme. Et ce nouveau paradigme sera celui de la connexion, de l’interdépendance entre tout ce qui est vivant. Il s’agit de reconstruire la société et les droits des êtres humains et de sortir de cette économie de casino. La démocratie a été tuée par les multinationales qui l’ont détournée à leur profit. Les Etats-Unis en sont un bon exemple. Ce sont les multinationales qui y font les élections. Il nous faut revenir à des vraies démocraties, des démocraties vivantes. A tous les niveaux, au niveau local, dans les villes, au niveau national et international. Nous avons été conduits vers un paradigme construit autour d’une économie mondialisée de la cupidité et une culture de la haine. La montée du terrorisme et la globalisation ont progressé de front. Nous devons aller d’une culture qui tue à une culture qui reconnait en chacun un citoyen de la terre. Nous ne sommes pas les ennemis les uns des autres, les arbres des champs coopèrent les uns avec les autres pour grandir. Nous devons reconstruire des cultures vivantes sur les cendres et la ruine que la mondialisation et le gouvernement des multinationales ont fait progresser.

 

Les principes économiques gandhiens pourraient -ils nous aider à cheminer vers ce nouveau paradigme?

Les principes économiques gandhiens sont encore plus pertinents aujourd’hui que dans la seconde moitié du XXe siècle. Gandhi était un véritable visionnaire. Il a pressenti ce que notre monde deviendrait. Lorsque, dans le secteur du textile, la révolution industrielle anéantit l’artisanat indien, il choisit le symbole du rouet qu’il utilisait pour filer son habit (le dhoti) et démontrer que chaque indien pouvait ainsi, par des gestes simples, s'affranchir de l'impérialisme anglais. Nous avons fait des grains, le rouet d’aujourd’hui, l’emblème de notre combat pour la protection des semences. Pour Gandhi, les hommes ne seront libres que quand ils auront reconquis leur liberté économique, la liberté de satisfaire par eux-mêmes leurs propres besoins. Le concept de swaraj (gouvernement par soi-même) forme avec celui de satyagraha (le combat pour la vérité) et de swadeshi (autoproduction) les trois piliers de la liberté. Le satyagraha, le combat pour la liberté, est essentiel aujourd’hui. Tant que nous continuerons de croire qu’il faut obéir à un pouvoir injuste et à une loi injuste, une forme d’esclavage persistera. Les racines de la liberté résident dans notre courage à dire non aux lois injustes. C’est ce pouvoir dont nous avons le plus besoin aujourd’hui. Le pouvoir de dire non aux dettes injustes, à l’extraction désastreuse des gaz de schiste, aux royalties sur les semences injustement prélevées par les transnationales...

 

La simplicité volontaire n’est elle pas une condition essentielle pour construire ce nouveau paradigme?

Bien sur. C’est l’avidité qui nous a amené à abandonner notre liberté. La simplicité volontaire nous permet, au contraire, de nous extirper de cette économie truquée faite de nourriture insipide, d’argent nauséabond. La simplicité volontaire ne réduit pas la qualité de vie, elle permet de se défaire de l’état d’infériorité dans lequel on souhaite vous confiner. La simplicité volontaire permet de sortir de l’esclavage de la société de consommation.

 

Propos recueillis par Eric Tariant

 

Pour aller plus loin:

Lire :

« Vandana Shiva, victoires d’une indienne contre le pillage de la biodiversité ». Par Lionel Astruc (Editions Terre vivante 2011).

« Le terrorisme alimentaire. Comment les multinationales affament le tiers-Monde » par Vandana Shiva. (Fayard, 2004).

« La vie n’est pas une marchandise ». Les dérives des droits de propriété intellectuelle. Par Vandana Shiva. (Le livre équitable, 2004).

 

 

Consulter :

www.seedfreedom.in : le site de la Campagne internationale pour la souveraineté des semences.

www.navdanya.org : le site de l’organisation Navdanya qui milite pour la biodiversité et contre les OGM et la brevetabilité du vivant.

 

 

 

 

Un entretien avec Jean-Pierre Berlan

 

« L’objectif numéro 1 de tout semencier : en finir avec la concurrence déloyale de la nature »

 

Agronome et économiste, ancien directeur de recherche en sciences économiques à l’Institut national de la Recherche agronomique (INRA) et membre du Conseil scientifique d’ATTAC, Jean-Pierre Berlan a développé une réflexion très critique envers l'évolution des pratiques actuelles des biotechnologies qu'il accuse d'être devenues des « sciences de la mort » contrairement à leur étymologie qui signifie « sciences de la vie ». Il participe activement à la controverse sur le brevetage du vivant et dénonce les visées totalitaires des industriels des biotechnologies dont le but ultime est de stériliser les espèces pour substituer au cycle de la reproduction celui de la production.

 

Quand et comment avez-vous pris conscience de la volonté des multinationales de l’agrochimie de s’approprier le vivant ?

J’en ai pris conscience en dépouillant la revue des producteurs américains de soja. J’avais observé, à la fin des années 1970, que des multinationales de l’agrochimie étaient en train de prendre le contrôle d’entreprises semencières. J’ai alors proposé à l’INRA de s’intéresser à ce sujet en menant des travaux de recherches dans ce domaine. A la fin des années 1970 et au début des années 1980, l’INRA essayait d’attirer les multinationales dans le secteur semencier. Dans ces années là, la conviction que tous les problèmes du monde allaient être résolus grâce au recours aux biotechnologies était assez répandue. Il y avait une sorte d’enthousiasme général, un réel engouement pour les biotechnologies, la génétique, la biologie moléculaire. Développer le maïs hybride permettait de résoudre le problème numéro 1 de tout semencier : séparer la production de la reproduction et en finir avec la concurrence déloyale de la nature. J’ai commencé mon travail de recherche à Harvard dans le laboratoire de génétique des populations dirigé par Richard Leontine. Puis, j’ai poursuivi mes recherches à l’université d’Aix Marseille II où j’ai rédigé une thèse sur ce sujet. Celle-ci montrait que le choix de la voie hybride de sélection était uniquement lié à la volonté d’établir un droit de propriété sur le vivant. Cette thèse a évidemment été très mal accueillie par l’INRA car le maïs hybride était un secteur de recherche agronomique porteur aux USA comme en France car économiquement profitable. La recherche agronomique était censée agir au service du public et non pas d’intérêts particuliers. Ma thèse remettait tout cela en cause. L’aspect purement scientifique de ma thèse qui démontrait qu’il n’était pas nécessaire de faire des hybrides restait controversé. En quoi consiste la technique des hybrides? Puisque chaque plant de blé conserve ses qualités d’une génération à l’autre, il s’agit d’isoler, au sein d’une variété de blés, les plantes qui apparaissent les plus prometteuses selon certains critères  (taille de l’épi, nombre de grains) afin de les reproduire, les multiplier individuellement et ensuite les cloner. On remplace ensuite la variété par le meilleur des clones extrait de la variété. De cette technique découle toute la législation actuelle sur les semences. Ce qu’on appelle aujourd’hui des variétés homogènes et stables ne sont autres que des clones. Les principes de standardisation et de normalisation, issus de la révolution industrielle, se déclinent ainsi dans le domaine de l’agriculture. C’est dans ces années là que l’on a commencé à appliquer des principes industriels au monde vivant. Cette évolution a abouti, au début des années 1960, à l’adoption du Traité de l’union sur la protection des obtentions végétales (UPOV) par la recherche de plantes homogènes et stables. Il s’agit de la technique de l’isolement. C’est le début d’un processus d’arnaque des populations. Le maïs est une plante naturellement hybride. Le maïs dit hybride n’est pas plus hybride que n’importe quelle plante. C’est une tromperie, ce n’est que de la sémantique. Mais le résultat est là : l’agriculteur est désormais interdit de ressemer le grain qu’il vient de récolter.

 

Comment en est on arrivé à la situation présente dans laquelle un corpus de textes de lois interdit aux agriculteurs de produire et de replanter leurs propres semences les obligeant à s’approvisionner auprès d’une poignée de multinationales? Depuis l’origine des temps, les paysans n’ont-ils pas toujours sélectionné leurs propres variétés et produit leurs semences à partir de la récolte de l’année précédente ?

Tout a commencé aux Etats-Unis. La technique des hybrides a fonctionné comme une sorte de leurre. Il aurait été tout à fait possible d’améliorer le maïs bien plus rapidement par des techniques de sélection classique qui auraient consisté à faire des variétés. Mais ce procédé n’intéressait pas les sélectionneurs. La technique des hybrides a été proposée en 1908 par un biologiste américain, Georges Shull, dans la foulée de la redécouverte des lois de Mendel. La science s’est aussitôt mise au service de la résolution du problème des semenciers : en finir avec la gratuité de la reproduction des êtres vivants.

Shull est conscient, dès le début du XIXe siècle, que cette technique forcera les agriculteurs à renouveler leurs semences. C’est ainsi que la vieille technique de l’isolement a été étendue à des plantes comme le maïs. Le maïs qui était jusque là essentiellement cultivé dans quelques zones étroitement délimitées (le Piémont pyrénéens, les Dombes, l’Alsace), occupe aujourd’hui plus de 3 millions d’hectares de terres. Le rendement a été multiplié par 4 ou 5 au cours des quarante dernières années. Une véritable catastrophe écologique car le maïs laisse les sols nus l’hiver et nécessite des quantités énormes d’eau et d’engrais.

 

Vous étiez alors isolé dans votre combat, l’êtes vous encore aujourd’hui ?

Non. Quand j’ai eu soutenu ma thèse en 1987, il me manquait encore des éléments pour être tout à fait convaincant. En 2004, j’ai écrit un article sur la sélection clonage. Du maïs à la brebis, c’est la même logique d’uniformisation et de standardisation qui est en train de s’appliquer depuis deux siècles au monde vivant. La fameuse brebis Dolly n’est autre que l’extension au mammifère de ce que l’on tente d’appliquer depuis deux siècles aux plantes. C’est une même logique industrielle qui s’applique au monde vivant à l’insu des gens qui mettent en œuvre ce genre de techniques. Les initiateurs de Dolly n’ont sans doute jamais imaginé les conséquences qu’auraient ces techniques.

 

Quel a été le rôle de l’Etat et celui de la recherche publique dans ce processus de dépossession des paysans ?

L’Etat a toujours eu un rôle important dans ce processus. Tout s’est joué à partir de 1921 avec Henry Cantwell Wallace qui fut ministre de l’agriculture dans le cabinet Harding. Son fils, Henry Agard Wallace, deviendra, lui, ministre de l’agriculture de Franklin Delano Roosevelt en 1933.

Quand son père est nommé ministre de l’agriculture, Henry Agard Wallace va obtenir de celui ci qu’il impose une seule technique de sélection, celle du maïs hybride, aux sélectionneurs publics. C’est à cette époque, dans les années 1920, qu’est abandonnée la sélection par les méthodes traditionnelles qui était pourtant en train de devenir extrêmement efficace. Tous les moyens ont été mis à la disposition des sélectionneurs hybrides qui, au bout de 15 ans de travail acharné, sont parvenus à extraire des clones supérieurs de maïs.

 

Le processus a-t-il été le même en France ?

Les premiers hybrides commerciaux arrivent sur le marché américain vers 1935. Les agriculteurs américains n’ont plus alors le choix qu’entre des variétés moins productives et les hybrides –ces clones de maïs- plus productifs. Ils décident alors d’utiliser les « variétés » les plus productives même si cela implique pour eux de devoir désormais payer leurs semences.

 

N’y a-t-il pas eu d’oppositions de la part des agriculteurs américains ?

Il y en a eu. Mais tout l’appareil de propagande s’est mis en place pour imposer les hybrides aux agriculteurs. Henry Hagard Wallace est devenu, à son tour, ministre de l’agriculture à partir de 1933. Il a alors mis tout son poids dans la réalisation de ce projet. Il n’est pas inutile de préciser que quelques années auparavant, en 1926, il a fondé Pioneer qui deviendra par la suite la plus grande entreprise mondiale de production de semences.

En 1945, les hybrides ont conquis les états du Moyen-Ouest américain. Et quand les fourgons américains débarquent en Europe après la Libération, ils arrivent auréolés du prestige de la victoire avec, dans leurs bagages, cette technique qui a fait ses preuves outre-Atlantique. Le maïs hybride américain sera introduit en France avec l’appui de l’INRA.

 

L’Etat et l’INRA ont donc préparé le terrain aux multinationales semencières en introduisant des variétés dites améliorées programmées pour recevoir des engrais et des pesticides…

Absolument. Les gens de l’INRA sont allés aux Etats-Unis dans les années 1930 et ont constaté que le maïs hybride y était bien implanté. Ils en ont déduit que c’était la solution d’avenir, la seule façon d’améliorer le maïs. On aurait été beaucoup plus vite, à mon avis, si l’on avait misé sur les maïs dits « populations » comme cela se faisait autrefois. Ils attribuent à tort au maïs hybride la forte augmentation des rendements. Or, ceux-ci commencent véritablement à augmenter à partir des années 1930-1940, surtout parce que l’on dispose de techniques statistiques plus performantes. La génétique n’entre pas en cause.

 

Le durcissement des droits de propriété sur le vivant ne s’est-il pas encore amplifié dans les années 1980 avec un pilotage marchand de la recherche ?

Dès les années 1920, suite à la première guerre mondiale qui a entraîné une saignée de la population paysanne, l’Etat se trouve face à la nécessité d’industrialiser l’agriculture pour produire plus. A ce moment là, la volonté de l’Etat va coïncider avec celle des semenciers de mettre de l’ordre sur ce marché très désorganisé. L’Etat va donc, par une série de décrets, organiser le système que l’on connaît aujourd’hui. Les semences devront pour être vendues être inscrites à un catalogue à condition qu’elles soient homogènes et stables. En France, le premier catalogue date de la fin des années 1920. C’est ce système de clonage de plantes homogènes et stables qui va être appuyé par l’Etat puis être codifié à partir du début des années 1960 avec le traité pour la Protection des obtentions végétales. Désormais avec l’UPOV, à l’échelle internationale, les semences devront être homogènes et stables, c'est-à-dire des clones. Le semencier fait des copies d’un modèle de plantes déposé auprès d’instances officielles. N’est-il pas étrange que l’Etat impose ainsi une technique de sélection ?

 

L’Etat s’est ainsi octroyé le droit de condamner à mort toutes les variétés qu’il jugeait obsolètes ?

Tout à fait. Il a condamné à mort tout ce qui est variété. Cela signifiait la fin de la diversité. Etonnez-vous, dans un tel contexte, que la biodiversité soit en pleine déconfiture. Si vous cultivez des clones, la diversité fout le camp. Seule la sémantique employée par les semenciers qui continuent à parler de variétés et non de clones permet de dissimuler cette réalité. Le traité de l’UPOV va être négocié par l’INRA à la fin des années 1950. Il va commencer à étendre son emprise sur les six pays du marché commun avant de gagner les autres.

Quelles variétés protège t-on ? Il est surprenant de constater que le traité de l’UPOV renonce à définir l’objet même qu’il entend protéger. C’est un aveu extraordinaire. Ils refusent en fait d’avouer que ce qu’ils appellent des plantes homogènes et stables ne sont autres que des clones. Ils entendent avant tout protéger une technique qui est une technique de sélection-clonage.

 

Comment expliquez-vous qu’il y ait eu peu de résistances, peu de controverses à l’arrivée des maïs hybrides dans les années 1950 en France contrairement aux années 1990 qui ont été marquées par des oppositions aux OGM ?

Aux Etats-Unis, les choses ont été plus compliquées que ne le laisse penser l’image d’un triomphe sans résistances qu’ils ont voulu donner. Le succès des hybrides a été fondé sur les concours de rendement de maïs qui ont consisté à semer à partir des années 1930, côte à côte, des maïs hybrides et des variétés « populations » sélectionnées par des agriculteurs. A partir des années 1935, les maïs hybrides arrivaient en tête par rapport aux semences produites par les agriculteurs. Ce que l’on a attribué à l’hérédité du maïs –le fait d’être hybride- tenait en fait à la grande qualité des semences élaborées par les entreprises semencières. La qualité de ces semences suffisait à elle seule à expliquer l’avantage des hybrides par rapport aux variétés « populations » défendues par les agriculteurs. Pour développer son marché, Pioneer s’est ensuite appuyé sur des techniques de ventes efficaces consistant à remettre gratuitement aux paysans leurs semences hybrides.

 

L’Etat semble aujourd’hui très en retrait dans le domaine de la recherche aujourd’hui pilotée à l’échelle mondiale par les grandes multinationales de l’agroalimentaire et de la chimie. Quand ce retrait de l’Etat s’est il opéré ?

Je m’oppose à ceux qui disent que la recherche serait désormais inféodée au pouvoir. Mon expérience me montre qu’un chercheur agit dans une sorte d’inconscient collectif social. Un chercheur qui créera un nouveau marché comme celui des semences avec des profits immenses à la clé sera célébré de façon extravagante. Les chercheurs, guidés par la main invisible du marché, vont accomplir spontanément ce que le système exige d’eux. Et, s’ils agissent à l’encontre du système, ils sont aussitôt démis de leurs fonctions. Voyez ce que sont devenus les chercheurs qui ont travaillé sur le cancer en proposant des alternatives peu coûteuses pour le soigner ! Il n’y a pas de distinction fondamentale entre recherche publique et recherche privée. C’est cela le capitalisme. Je demande souvent au public, à l’occasion des conférences que je donne : « qu’est ce que produit Peugeot? Il ne produit pas des voitures mais des profits. Si demain la production de couches culottes est plus rentable que celle des voitures, Peugeot produira demain des couches culottes. »

Le but de notre société n’est pas de produire des biens ou des services mais des profits, peu importe que ces biens soient inutiles, toxiques ou criminels. Si un bien est rentable, il sera produit, qu’importe s’il tue des gens. Voyez ce qu’il en est avec la drogue, les armes, les pesticides. D’où la nécessité d’une intervention de l’Etat pour mettre des limites aux règles du jeu criminogènes de nos sociétés. Les agissements des mafias ne sont qu’une loupe grossissante du fonctionnement criminogène de nos sociétés.

 

 

Une loi, votée par l’assemblée nationale le 28 novembre 2011, interdit aux paysans d’utiliser et de replanter leur propres semences issues de leur récolte. Qui est à l’origine de cette loi?

Ce sont les multinationales semencières. Ce sont elles qui ont pris le pouvoir. L’idée que l’agriculteur puisse semer le grain récolté est pour eux une abomination. Il s’agit pour elles de finir de verrouiller le système. Le traité de l’UPOV a été signé en 1961 et révisé en 1991. Ce traité devait nécessairement aboutir à de telles règlementations. Les clones devenaient tout à coup, en vertu de ce traité, la propriété exclusive des semenciers. L’agriculteur conservait néanmoins encore, dans les années 1960-1990, le droit de ressemer le grain récolté. Les multinationales ne souhaitaient pas s’y attaquer directement car ils craignaient une levée de boucliers. C’est un mouvement historique d’accaparement de l’hérédité qui se déroule sous nos yeux. La lutte contre l’accaparement du vivant sera une lutte constante, pied à pied, avec d’éventuels retours en arrière si la résistance est trop forte. Les multinationales de l’agrochimie ne renonceront jamais à cela. Si l’agriculteur venait à ressemer les grains qu’il récolte, leur marché serait mort.

Cette recherche d’appropriation du vivant s’inscrit dans le prolongement du mouvement des enclosures né dans l’Angleterre des Tudor. Les enclosures ont consisté à privatiser un bien commun, les espaces ouverts, les landes et les forêts qui permettaient à toute une population rurale de survivre pour se procurer leur nourriture et leur bois de chauffage. C’est à cette époque que le paysan, autrefois autonome, qui n’avait plus comme issue de survie que de vendre sa force de travail, a été transformé en prolétaire miséreux. Les enclosures du vivant ne font que poursuivre ce mouvement né au XVIIIe siècle en Grande-Bretagne. Il s’est attaqué d’abord aux animaux par le biais du contrôle de l’hérédité, du pedigree. Le procédé a été appliqué aux chevaux de course avant de s’étendre, début XIXe, à d’autres animaux. Il s’est avéré plus difficile de contrôler le pedigree des végétaux. C’est pourquoi, il a fallu attendre quelques dizaines d’années pour en, finir, dans le domaine, avec la gratuité de la vie et séparer la production de la reproduction.

 

Propos recueillis par Eric Tariant

 

Pour aller plus loin :

 

Lire :

La Guerre au Vivant de Jean-Pierre Berlan. (éditions Agone 2001.)

L'écocide, ou l'assassinat de la vie » préface au livre de Franz Broswimmer « Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces » (éditions Agone 2010).

 

 

 

 

Kokopelli contre l’agrobusiness

 

Ce nouvel épisode du combat de David contre Goliath raconte l’histoire d’une petite association spécialisée dans le commerce des graines anciennes ou oubliées. Installée à Alès dans le Gard, Kokopelli s’est mise en tête de faire vivre la biodiversité agricole. De retrouver la saveur des légumes d’antan, leurs vitamines et autres oligoélément, à mille lieues des tomates calibrées, rondes, dures et insipides comme des balles de tennis. Luttant contre la privatisation des semences et contre un système verrouillé par les géants de l’agrobusiness, elle appelle les populations à revendiquer leur droit inaliénable à acheter, planter, donner ou échanger des variétés anciennes.

 

Une petite éolienne plantée au milieu des champs tend mollement ses pales vers le ciel nuageux. La terre est grasse et la température trop fraiche en cette fin de mois de mai à Ruffey-les-Beaune en Côte d’Or. Barbe fleurie et accent rocailleux, Yannick Loubet inspecte ses plants de tomates sagement alignés sous des tunnels. Installé en 1974, il produit, pour Terre de semences d’abord puis pour Kokopelli à partir de 1999, des variétés anciennes de semences bios depuis plus de vingt ans. Tomates rouges à la forme de petits poivrons, variétés « ananas » de couleur jaune, marbrées de rouge, fruits ronds et compacts violets. Pas moins de 600 variétés de semences de tomates, 80 variétés de poivrons et piments et 80 variétés de haricots sortent chaque année des terres de Yannick pour alimenter le catalogue et les sachets de semences de Kokopelli. Derrière ce drôle de nom tiré de la mythologie amérindienne - symbole de fertilité et de germination- se cache une  association qui s’est fixée pour objectif de libérer la semence et l’humus. « Cela fait plus de vingt ans que nous luttons pour conserver le privilège de distribuer des semences de tomates, de courges, ou de laitues. N’est ce pas pathétique ? s’insurge Dominique Guillet, le directeur et fondateur de Kokopelli. Les multinationales ont remplacé la quasi-totalité des variétés anciennes par des chimères brevetées qui ne peuvent fonctionner qu’avec des fertilisants de synthèse et des pesticides. Comment en est-on arrivé à l’abandon total  de nos libertés les plus  essentielles ? De quel droit les Etats se mêlent ils de criminaliser l’accès aux richesses de la biosphère, aux dons de la Terre Mère ? »

Kokopelli veut libérer la semence mais aussi l’humus car il n’y a pas de semence sans humus. Elle milite aussi pour protéger la biodiversité alimentaire. Pour cela la petite association dispose d’une arme de poids : son catalogue. Celui-ci réunit une collection planétaire unique de plus de 2200 variétés de semences anciennes ou rares, aussi bien potagères, céréalières, médicinales qu’ornementales. Revêtant l’habit de David confronté à Goliath, l’association lutte contre la privatisation des semences et contre un système verrouillé par les géants de l’agrobusiness : les Monsanto, Syngenta, Pioneer Hi Bred et la française Limagrain. La France, tête de pont de l’industrie agroalimentaire, est le premier producteur européen de semences et le second au niveau mondial avec un chiffre d’affaires s’élevant à 2,4 milliards d’euros.

Alors que Kokopelli ne rêve que de liberté d’accès et de reproduction des semences, les industriels de l’agrobusiness, eux, n’ont d’yeux que pour les semences hybrides non reproductibles. « En excellents hommes d’affaires, ils ont compris qu’il n’y aurait jamais de marché pour eux si l’agriculteur continuait à semer le grain qu’il avait lui-même récolté. La génétique agricole a permis de faire oublier la caractéristique principale d’un végétal : celui de se reproduire gratuitement  », explique Jean-Pierre Berlan, ancien directeur de recherche à l’INRA. Aujourd’hui, quand vous dégustez une tomate ou une courgette dans une cantine ou un restaurant, il y a de très fortes chances que vous versiez des royalties à une multinationale. 100% des tomates sont hybrides, 98% des courgettes itou. On ne trouve en revanche qu’une poignée de variétés de navets inscrites au catalogue. Aucune d’entre elles n’est hybride. Parce que les « consommateurs » ne mangent pas de navets.

 

Une victoire pour Kokopelli ?

Faute d’enregistrement des variétés qu’elle commercialise au catalogue officiel (une procédure longue et couteuse), Kokopelli n’a ni le droit de vendre, ni de donner, ni de troquer les graines qui devraient y être inscrites.

L’association implantée à Alès est épinglée une première fois en 2004 par la répression des fraudes pour commercialisation de variétés de semences non inscrites au catalogue. Condamnée en 2006 par la Cour d’Appel de Nîmes, dont l’arrêt a été confirmé par la Cour de Cassation, Kokopelli doit payer une amende de 17 000 euros. Conscient du soutien apporté par la société civile au combat de l’association, l’Etat français, n’a, à ce jour, pas mis la somme en recouvrement.

En 2005, Kokopelli se retrouve à nouveau devant les tribunaux. Elle est attaquée, cette fois ci, par la Société de graines Baumaux pour concurrence déloyale. Condamnée en première instance à payer 10 000 euros d’amende, l’association fait appel du jugement et demande la saisine de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) afin de vérifier la légalité de la réglementation sur la commercialisation des semences au regard de la Charte des droits fondamentaux de l’Union. L’avocat général de la haute juridiction a rendu ses conclusions le 19 janvier dernier. Il conclut à l’invalidité de l’interdiction de commercialiser des semences d’une variété non inscrite au catalogue officiel. Ses motifs ? Cette interdiction viole le principe de proportionnalité, la liberté d’entreprise, la libre circulation des marchandises ainsi que le principe de non discrimination. « Nous sommes extrêmement satisfaits de ces conclusions, insiste Blanche Magarinos-Rey, l’avocate de Kokopelli. Nous avons l’espoir que la Cour suive l’avis de son avocat général et mette enfin un terme au totalitarisme de la législation du commerce sur les semences. » Jean-Pierre Berlan, ancien directeur de recherche à l’INRA, est plus circonspect. « Cette victoire est lourde de menaces pour l’avenir car elle a été obtenue au nom de la concurrence libre et non faussée. Elle n’arrêtera pas soutient-il, la concentration du pouvoir économique semencier. »

Eric Tariant

 

Pour Aller plus loin :

 

Consulter le site de l’association : http://kokopelli-semences.fr/

Et le blog de Dominique Guillet, fondateur et directeur de Kokopelli : http://www.liberterre.fr/

 

Lire :

L’ouvrage « Semences de Kokopelli édition 2012 » (848 pages, 55 euros). C’est un manuel de jardinage et de production de semences pour le jardin familial accompagné d’articles sur la biodiversité alimentaire, l’agro-écologie, l’apiculture alternative et la confiscation du vivant.

 

Que reste t-il de la souveraineté alimentaire ? (encadré)

Ce fut un jour noir pour la souveraineté alimentaire. Le 28 novembre 2011, l’Assemblée Nationale a voté la proposition de loi sur les Certificats d’obtention végétale déposée par des députés UMP. Adoptée par 30 députés sur 577, celle-ci interdit aux paysans de replanter leurs propres semences issues de leur récolte. Elle impose aussi le paiement d’une taxe aux agriculteurs en échange de l’autorisation de ressemer une partie de leur récolte.

Votée à la sauvette et en cachette, un lundi soir à 23h –un jour où la haute assemblée ne se réunit d’ordinaire jamais- ce texte a été déposé sous la pression des industriels-semenciers. « La majorité des semences sont désormais clairement interdites. Pour la moitié des espèces (soja, fruits, légumes), il est interdit de réutiliser ses propres graines. Et pour l’autre moitié (céréales et plantes fourragères), les agriculteurs devront désormais payer une taxe à l’industrie pour ressemer», résume Guy Kastler, coordinateur du réseau Semences paysannes et chargé de mission à la Confédération paysanne.

« Les droits des paysans de ressemer et d’échanger leurs propres semences sont le dernier rempart contre la confiscation de toutes les semences par une poignée de multinationales de l’agrochimie, soulignent, dans un communiqué, une dizaine d’associations réunies au sein du collectif Semons la biodiversité. Un pays qui n’a pas gardé sa souveraineté alimentaire a perdu sa souveraineté politique. Les électeurs s’en souviendront ! »

 

 

Les grandes heures du catalogue officiel des semences

Le catalogue officiel des semences est né en France dans les années 1920. A une époque où la production de semences était encore essentiellement le fait des agriculteurs qui réalisaient eux-mêmes la sélection aux champs à partir de leurs récoltes. Les règles du jeu ont été complètement bouleversées quand l’industrie des engrais chimiques et des pesticides a poussé ses pions après la première guerre mondiale. « Il s’agissait de reconvertir l’industrie militaire, explique Guy Kastler, coordinateur du réseau Semences paysannes, et chargé de mission à la Confédération paysanne. Les explosifs de la Première guerre mondiale ont été recyclés pour créer des engrais. Les gaz de combat ont donné le jour aux premiers insecticides, et les défoliants aux premiers herbicides. »

Pour faire accepter leurs projets, les industriels ont invoqué la nécessité de protéger le consommateur, c'est-à-dire l’agriculteur, sur un marché qui n’était alors pas régulé.

« L’agriculteur qui achetait des semences à un professionnel installé à l’autre bout du pays ne connaissait pas les produits du semencier. Il a donc fallu garantir une qualité de semence », explique Guy Karstler.

Les semenciers ont progressivement imposé que l’inscription au catalogue officiel devienne obligatoire. Pour commercialiser ou échanger des semences, il faut que la variété y soit inscrite. La vente ou l’échange d’une semence non inscrite est désormais illégale.

L’inscription est devenue obligatoire pour les céréales à paille dès la Libération puis pour les légumes dans les années 1960. Né en France, le catalogue est aujourd’hui régi au niveau de la Communauté par le catalogue européen qui est la somme des catalogues nationaux.