Vous avez dit addiction ? Le monde consommait, au milieu des années 1950, 4 milliards de barils de pétrole par an. Nous en brûlons, en ce début de XXIe siècle, plus de 30 milliards chaque année. Aujourd’hui, alors que le pic pétrolier a été atteint et que les découvertes de nouvelles réserves se raréfient, le sevrage s’impose. Le mouvement des villes en transition prépare l’ère de l’après pétrole en s’appuyant sur des centaines d’initiatives locales. L’objectif ? Reconstruire la résilience des territoires pour les rendre moins dépendants des énergies fossiles. « Et si ces défis énormes portaient en eux l’espoir d’une renaissance économique, culturelle et sociale sans précédent ?» s’interroge Rob Hopkins, le fondateur du mouvement.IMG 2277

 Une quarantaine de personnes sont assises en cercle dans une grande pièce rustique, au rez-de-chaussée d’une ferme en briques rouges. Nous sommes en Bourgogne, à quelques encablures de Sens, dans le nord de l’Yonne. Bienvenu aux premières rencontres des transitionneurs du Nord de la France. Voyage en train et covoiturage étaient de rigueur pour rejoindre ce trou de verdure blotti sur un plateau. Au menu de ce samedi matin pluvieux de janvier : une conférence sur le pic pétrolier suivie d’un repas, à base de légumes et de fruits du terroir, confectionné et pris en commun. Au programme du lendemain : psychologie du changement puis techniques d’animation de groupes et de prises de décision. Les transitionneurs se sont quittés l’œil humide le dimanche soir après avoir rédigé chacun un plan d’action personnel.

Lancé en 2006 à Totnes, une petite ville du Devon, au Sud de l’Angleterre, le mouvement des villes en transition a essaimé en quelques années en Europe, en Amérique du Nord et en Australie principalement. On recense aujourd’hui environ 350 initiatives dans le monde. Face à la lenteur des accords internationaux et au message d’impuissance délivré, fin 2009, par les Etats lors du sommet de Copenhague sur le climat, de simples citoyens ont décidé de prendre les choses en main et d’accélérer le processus.

Qu’est-ce qu’une ville en transition ? « C’est une réponse locale et citoyenne au pic pétrolier et au changement climatique fondée sur le renforcement de la résilience, explique Rob Hopkins, jovial quinquagénaire et enseignant en permaculture. Appliqué aux communautés humaines, ce concept renvoie à la capacité de ne pas s’effondrer au premier signe d’une pénurie de pétrole ou de nourriture mais au contraire de réagir aux crises en s’adaptant. » Ce mouvement fait de la fin du pétrole bon marché une opportunité. L’occasion de réinventer et de reconstruire le monde qui nous entoure. Il ne s’agit pas de revenir en arrière par nostalgie d’un âge d’or mais de repenser la façon dont nous vivons, nous alimentons, nous construisons nos maisons et nous déplaçons.

 

Relocaliser

Pour faire face aux enjeux du pic pétrolier et prévenir, en même temps, l’aggravation du changement climatique, le mouvement de la transition s’attache à ré-agencer les territoires pour tendre vers une forme d’autosuffisance alimentaire et énergétique. Les solutions proposées tournent toutes autour des idées de sobriété, de réévaluation des besoins, d’entraide et de relocalisation. Priorité est donnée à la production locale d’énergies renouvelables mais aussi et surtout à la relocalisation de la production alimentaire grâce à des circuits courts et à la création de ceintures maraîchères autour des villes. En Grande-Bretagne, 95% des fruits sont importés, et, il est fréquent qu’une carotte ou une tomate parcourt plusieurs milliers de kilomètres avant d’achever sa course dans l’assiette du consommateur. La solution des transitionneurs de Totnes : planter des centaines d’arbres fruitiers : pommiers, pruniers, châtaigniers, tilleuls et noyers. Parallèlement, des marchés de producteurs, des Amap (Associations de maintien de l’agriculture paysanne) et des coopératives d’achats ont été créées et des dizaines de jardiniers formés au maraîchage urbain.

Un des principaux fondements des initiatives de transition est la permaculture. Conçue dans les années 1970, en pleine crise pétrolière, elle vise à créer des écosystèmes pérennes économiquement viables et nourriciers. Elle délaisse la monoculture au profit de systèmes associant des arbres et des plantes productifs en « travaillant avec la nature au lieu de lutter contre elle ».

Si l’alimentation et l’agriculture sont les domaines d’action privilégiés des groupes de transition, des initiatives se multiplient également dans les secteurs de l’économie, des transports et de l’énergie.

A Lewes, dans le Sud-Est de l’Angleterre, l’accent à été mis sur la création d’une monnaie locale afin d’encourager le commerce de proximité et de mieux irriguer le territoire. A Bristol, la municipalité a rédigé un rapport d’une centaine de pages visant à évaluer la vulnérabilité de la ville en cas de hausse rapide du prix du pétrole. Parmi les pistes d’actions retenues figurent la création de lieux d’hébergement pour les personnes frappées par la précarité énergétique, la constitution des stocks de nourriture et la réquisition de terrains pour la production alimentaire en cas de situation d’urgence. A Londres et dans toute la Grande-Bretagne, des centaines de groupes d’activistes nommés CRAGS (Carbon rationing action groups) tentent, de leur côté, d’organiser volontairement le rationnement de leur consommation d’énergie pour montrer qu’il est possible de réduire son empreinte écologique. Ailleurs, en Europe et aux Etats-Unis, les ateliers d’entretien et de réparation de vélo et autres clubs de partage de véhicules électriques se sont multipliés dans les villes en transition et les écoquartiers tout juste éclos.

« En s’imposant une réflexion à l’échelle d’une commune, les participants se confrontent inévitablement à des questions concrètes, note Luc Semal, doctorant en sociologie de l’environnement. Sur quelles parcelles planter les arbres fruitiers ? Qui dans la commune aura les savoir-faire pour s’en occuper ? Où installer les éoliennes qui permettront à la ville d’être autosuffisante en énergie ? Quels parkings transformerons-nous en potagers urbains ? » Cette visualisation de solutions concrètes à mettre en œuvre pour prévenir la catastrophe évite de tomber dans le défaitisme ou la tentation du survivalisme consistant à bâtir des stratégies individuelles de survie dans un monde qui se serait effondré. « Nous nous en sortirons ensemble ou nous ne nous en sortirons pas », martèlent les animateurs du mouvement.

 

Information et sensibilisation

Lorsqu’un groupe de militants est mûr pour lancer une initiative de transition, la direction nationale du réseau lui suggère de commencer par un « éveil des consciences ». Cette démarche de sensibilisation et d’information passe souvent, dans un premier temps, par la projection d’un documentaire comme The end of suburbia (un film sur les conséquences de la fin du pétrole bon marché sur les modes de vie en zone périurbaine). C’est une phase importante du cursus de la transition. Construit en douze étapes, ce processus souple et adaptable s’achève par la création d’un plan d’action de descente énergétique, fruit de la réflexion collective.

En France, une trentaine d’initiatives de transition ont fleuri depuis deux ans. Dans des métropoles (Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse), des grandes villes (Nancy, Avignon, Montpellier), des petites bourgades (Salies-de-Béarn, Semur-en-Auxois) mais aussi à l’échelle de territoires ruraux (Trièves, vallée de la Maurienne) ou de départements (Yonne, Gironde).

Après la première étape d’information et de sensibilisation des habitants à la nécessité d’engager rapidement la décroissance énergétique vient le passage à l’action au sein de petits groupes de travail. A Salies-de-Béarn, un jardin participatif solidaire a été créé sur un terrain communal de 3 000 m2. Une coopérative d’achats groupés de produits alimentaires a vu le jour sous la houlette de Kitty de Bruin, une dynamique hollandaise, installée dans le Béarn depuis vingt ans.

 

Le pouvoir de la société civile

Chapeau en paille posé sur la tête, œil malicieux et contact facile, Pierre Bertrand est le cofondateur de Trièves en Transition, la première initiative lancée en France en 2008. Traducteur scientifique et ancien président du centre écologique Terre vivante, il anime avec le comité de pilotage de 7 membres, une équipe de 37 adhérents soutenus par plus de 100 sympathisants. Situé au Sud de Grenoble, entre Vercors et Hautes-Alpes, le Trièves est un territoire de moyenne montagne, peuplé de 8 000 habitants sur 29 communes. Agriculture bio florissante (20% des exploitations), multiples réalisations écologiques (jardins partagés, cantines biologiques, chaufferies bois), petits commerces de proximité et solidarités villageoises préservées, le Trièves était un terreau particulièrement propice au lancement d’une initiative de transition. « Pour nous, il est essentiel d’offrir aux gens différentes portes d’entrée : ateliers pratiques pour ceux qui sont dans l’action ; groupe Sources et ressources visant à créer un outil pédagogique et un lieu d’échange pour surmonter les obstacles pour ceux qui sont dans l’interrogation ; réunions publiques pour ceux qui sont en attente d’informations », explique Pierre Bertrand attablé à la terrasse du Café des arts de Mens. En 2010, il a lancé un atelier d’échange de savoir-faire axé sur la fabrication de cuiseurs solaires. En projet pour les prochains mois : la création d’une monnaie locale et la mise sur pieds de centrales voltaïques villageoises pour renforcer la résilience économique et énergétique du Trièves. Les initiatives de transition écrivent, mois après mois, de nouvelles histoires, ouvrent de nouveaux sentiers pour avancer vers un avenir plus local et frugal en énergie. Elles essaiment par pollinisation à la manière des abeilles.

« Il y a un et demi, quand nous avons démarré Paris XVe en transition, nous recevions une sollicitation par mois pour présenter notre initiative à des militants dans d’autres villes de France ou à des journalistes. Aujourd’hui, nous sommes passés à deux sollicitations par jour en moyenne », raconte Corinne Goughanowr, initiatrice de Paris XVe en transition. La société civile, troisième pouvoir d’un monde dominé par les sphères économiques et politiques, serait elle en train d’affirmer son identité ? Les centaines d’initiatives locales citoyennes lancées par le mouvement des Villes et territoires en transitions semblent le laisser croire.

 

 

Eric Tariant

 

 

Après le pic pétrolier...

Le pic pétrolier « du pétrole conventionnel » a eu lieu en 2006 a annoncé très discrètement l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) dans son rapport annuel 2010. Ce qui signifie que la production journalière de pétrole a atteint en 2006 son maximum. Et qu’elle ne va cesser de décroître de façon inexorable en entraînant une flambée des prix. C’est la fin de l’ère du pétrole bon marché. « L’ensemble du système de fonctionnement de nos sociétés va être touché et devra s’adapter par la force des choses », explique Jean-Luc Wingert, ingénieur et consultant. Si aucun programme d’urgence n’est entrepris, la fin du pétrole abondant et peu cher entraînera, « la décroissance économique durable à l’échelle de la planète, la fin de la grande distribution, la fin de l’aviation commerciale de masse, la fin du capitalisme…accompagnés de chaos social et de violence politique », avertit le député vert de Paris et ancien ministre Yves Cochet dans son livre « Pétrole apocalypse » avant de conclure : « nous devons profiter des dernières années de pétrole bon marché qui nous restent pour construire les sociétés de basse consommation énergétiques de demain. Nous sommes dans le compte à rebours, nous n’avons pas une seconde à perdre. »

 

 

 

La puissance d’une vision positive

A l’opposé des environnementalistes qui peinent à mobiliser les populations en dressant une vision apocalyptique de l’avenir si rien n’est fait, le mouvement de la transition, sans occulter la gravité des enjeux, mise, lui, sur la puissance d’une visualisation positive de notre futur. « Il s’agit de présenter une vision irrésistible et attachante du monde de l’après-pétrole, qui donne envie aux autres d’y aller, souligne Rob Hopkins. Un avenir plus pauvre en pétrole pourrait, si l’on y consacre à l’avance assez de réflexion et d’imagination, être préférable à notre présent : une population plus heureuse et moins stressée, un environnement amélioré et une stabilité accrue. ».

« J’ai été littéralement captivée par l’énergie si positive qui émanait des membres de Totnes en transition, par cet état d’esprit si différent du militantisme habituel : pas d’accusations, pas de jugement », note Susan Cerezo qui a lancé en 2010 Semur-en-Auxois en Transition après plusieurs décennies de militantisme écologiste.

 

 

 

Pour aller plus loin :

Lire : « Manuel de transition. De la dépendance au pétrole à la résilience locale » de Rob Hopkins. Editions Ecosociété. 2010.

 

Consulter :

Le site français des villes et territoires en transition : www.transitionfrance.fr

Le site du réseau international de la Transition : www.transitionnetwork.org

 

Voir : le Dvd « In Transition I.O. From oil dependence to local resilience”. En anglais, sous-titré en français.

www.transitionnetwork.org