Les 2·300 milliards de dollars (1680 milliards d’euros) d’aide publique au développement dépensés en cinquante ans n’ont pas permis de faire décoller la plupart des pays dits sous développés. Plus de la moitié de la population de la planète vit, aujourd’hui encore, avec moins de deux dollars par jour. Les pays pauvres sont ils condamnés à le rester ?

 

Peut-on "attribuer" la pauvreté qui sévit sur une grande partie du globe au sous développement économique des pays qui abritent ces populations pauvres·?

 

Jean-Michel Severino. Oui, bien que ces termes de pauvreté et de sous-développement recouvrent des réalités diverses. Pour l’économiste Amartya Sen, est « pauvre·» une personne qui ne dispose pas de la capacité d’être acteur de son propre destin. Force est de constater qu’un enfant qui nait au Mali a une espérance de vie près de deux fois inférieure à celle du bébé qui vient au monde en Europe. L’histoire récente de la Chine ou de l’Inde montre que le rattrapage en termes de capacités passe dans une première phase par une croissance économique vigoureuse. Aujourd’hui, l’Afrique subsaharienne a besoin de croissance économique vive·; c’est elle qui permettra à chacun de ses citoyens d’investir dans son bien-être. Le processus de développement économique contribue ainsi à la lente convergence de l’égalité des chances des citoyens de la planète.

 

Majid Rahnema. La pauvreté est une invention toute récente des sociétés modernes comme le démontre l’anthropologue Marshall Sahlins dans son ouvrage «·Age de pierre, âge d’abondance·». Nos premiers ancêtres n’avaient jamais connu la pauvreté. Bien que disposant de très peu de ce que nous nommons aujourd’hui·biens et services, ils ne se considéraient pas comme pauvres parce que leurs besoins étaient limités. De même, la pauvreté, en tant que condition sociale, était absente des sociétés dites de don qui ont suivi l’Age de pierre. Le don n’était jamais perçu comme une perte physique irremplaçable mais comme une sève appelée à nourrir l’arbre tout entier. C’est seulement avec l’instauration de la royauté et l’avènement de la civilisation marchande qu’on assiste à la destruction des liens de solidarité sociale et donc à la naissance de la pauvreté.

 

Le but de l’aide au développement n’est il pas, comme l’énonçait le Président Nixon, de servir les intérêts des pays développés plus que d’aider les pays dits sous-développés·?

 

M. R. La plus grande partie de l’aide aux pays pauvres est destinée soit à renforcer des programmes militaires et répressifs, soit à restructurer leur économie pour l’adapter aux exigences de l’économie mondiale. La motivation principale de l’aide au développement n’est pas de répondre aux aspirations profondes des pauvres mais d’en faire des éléments dociles et avides de la machine productive, tout en les dépossédant de leurs propres moyens de lutter contre la misère. L’aide institutionnalise une forme de charité séculaire qui fait de ses bénéficiaires des assistés permanents de plus en plus dépendants d’un système de besoins qui corrompt corps et âme. Les victimes spoliées de leurs vrais biens ne sont jamais aidées dès lors qu’elles cherchent à se démarquer du système productif mondialisé pour trouver des alternatives conformes à leurs propres aspirations.

 

J-M.S. Tout dépend de la façon dont on conçoit l’intérêt. Pendant la Guerre froide, il était essentiellement défini en terme géopolitique·: le monde en développement était un vaste terrain de luttes d’influence entre les deux blocs. L’aide économique du Nord comptait parmi les outils de cette lutte.

A l’heure de la mondialisation, et alors que la planète s’apprête à accueillir 9 milliards d’habitants dans quelques décennies, l’enjeu est de focaliser l’aide sur des intérêts partagés par les sociétés du Nord et du Sud. Alors que les crises alimentaire, énergétique ou climatique se multiplient, cette plage d’intérêts communs laisse une grande place à des collaborations mutuellement bénéfiques. Seule une approche partenariale de l’aide permet de se prémunir contre cet effet pervers·de la relation entre donateur et bénéficiaire – et donc de servir efficacement les intérêts bien compris des Etats du Nord comme du Sud.

 

L’aide au développement n’a–t-elle pas participé à un processus de création de misère en fragilisant ou détruisant les économies vivrières des pays dits sous développés·?

J-M.S. Le développement est un champ éminemment complexe, qui interdit les raccourcis. Comme dans toute politique publique, des erreurs ont été commises, dont les acteurs du développement ont appris. L’agriculture vivrière a en effet été trop longtemps négligée, ce que la crise alimentaire de 2008 a rappelé avec force. Mais l’Agence Française de Développement travaille depuis longtemps au renforcement de l’agriculture de subsistance et de proximité en Afrique et en Asie. Plus de 400·000 personnes bénéficieront d’un projet agricole ou d’irrigation appuyé par l’AFD en 2009.

 

M.R. Au Brésil, aujourd’hui l’un des plus grands producteur de soja, la majorité de ses habitants souffre de carences en protéine. En Inde, les populations pauvres continuent de souffrir de malnutrition alors que le pays est devenu l’un des plus grands producteurs de riz basmati. Les «·progrès·» de la production moderne s’accomplissent toujours au détriment des pauvres. Les connaissances et les technologies importées paralysent sinon détruisent leurs savoirs et savoir-faire qui, jusque là, constituaient leur richesse vivante. L’importation massive des valeurs et produits des pays développés a détruit systématiquement les économies de subsistance des pays du Tiers Monde. Ces politiques de recolonisation, conduites au nom du développement, ont favorisé un «·bouillon de culture·»propice à l’effondrement du tissu communautaire et à l’apparition de nouvelles formes de misère morale.

 

 

·Les intervenants :

Jean-Michel Severino est Directeur général de l’Agence Française de Développement et membre fondateur du blog «·Idées pour le Développement·» (www.id4d.org)

 

Diplomate et ancien ministre, Majid Rahnema a représenté l’Iran à l’ONU. Il se consacre, depuis plus de vingt ans, au problème de la pauvreté.

 

Lire·:

Quand la misère chasse la pauvreté de Majid Rahnema (Babel/ 2003).

La Puissance des pauvres de Majid Rahnema et Jean Robert (Actes Sud/ 2008).

L’aide au développement de Jean-Michel Severino et Jean-Michel Debrat (Le Cavalier bleu/ Idées reçues 2009).

Le fardeau de l’homme blanc. L’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres de William Easterly (éditions Markus Haller/ 2009)

 


Citation

"L'utopie est un mirage que personne n'a jamais atteint, mais sans lequel aucune caravane ne serait jamais partie."

Proverbe arabe

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