80% des énergies consommées dans le monde aujourd’hui sont d’origine fossile. Or, les prix du pétrole, du charbon et du gaz ne prennent ni en compte les pollutions et dérèglements (CO2, gaz à effet de serre, microparticules et changement climatique) qu’ils occasionnent, ni les heurts qui désagrégeront nos sociétés bâties sur l’abondance énergétique quand ces ressources viendront –inéluctablement- à se raréfier.

Ne faut-il pas, dans ce contexte, taxer davantage les énergies fossiles, organiser délibérément leur rareté, afin de réduire notre addiction, et de prévenir la catastrophe qui nous guette si rien n’est fait·?

 

D’après nombre de spécialistes, nous nous approchons du pic de la production pétrolière qui marquera le début de la baisse de l’offre. Quel impact ce pic aura-t-il sur le paysage socio-économique mondial ?

Claude Mandil. Si la pénurie est mise sur le compte de ressources géologiques insuffisantes, je ne partage pas le pessimisme des «·spécialistes·» dont vous parlez. En revanche nous assistons à deux évolutions contradictoires·: les investissements d’exploration et de production pétrolière sont en forte baisse du fait de la crise économique et de la raréfaction du crédit. C’est cela qui va diminuer la production dans les prochaines années. Parallèlement, la consommation de produits pétroliers est aussi en baisse, du fait de la crise bien sûr, mais aussi parce que les comportements commencent à changer dans le monde, en particulier pour lutter contre le changement climatique. Voyez l’évolution aux Etats-Unis, par exemple. Un scénario optimiste serait que ces deux évolutions soient symétriques. Ce n’est pas exclu.

Jean-Marc Jancovici. Revenons aux bases·: l’énergie est tout simplement l’unité de compte de la transformation du monde. Les activités économiques ne peuvent exister sans énergie puisqu’elles consistent à prendre des ressources naturelles et à les transformer pour faire autre chose. Au siècle dernier, le prix de l’énergie a été divisé par dix. Ce qui signifie que l’unité de transformation du monde coûte aujourd’hui dix fois moins cher qu’hier. Environ 35% de cette unité de transformation du monde provient du pétrole dont le prix fixe, par ailleurs, celui des autres énergies. Jusqu’à maintenant, le pétrole a été disponible en quantité croissante, à coût décroissant. Aujourd’hui, nous nous approchons du pic. Au moment où la taille du gâteau se réduit pour tout le monde, les négociations portant sur la répartition des parts de celui-ci risquent d’être difficiles. Les pays fortement dépendants, comme la France qui importe 99% de son pétrole, vont voir leur part du gâteau se réduire et le prix réel de chaque portion de celui-ci augmenter. Ce prix réel peut du reste augmenter à travers un mécanisme de rationnement.

Une intervention publique visant à organiser volontairement la réduction de la consommation de pétrole n’est elle pas souhaitable·afin d’éviter de consommer les réserves encore disponibles et prévenir ainsi l’aggravation de la crise climatique?

C.M. Le rôle des états est essentiel. Il ne s’agit pas de rationner ou d’interdire, mais de mettre en place les mécanismes qui permettent aux acteurs économiques de faire les bons choix. Cela passe par des mécanismes de marché (les certificats d’émission), des taxes, de la réglementation (codes de construction par exemple, ou normes de consommation des véhicules et des appareils domestiques) et aussi par la suppression des subventions à la consommation (les tarifs réglementés en France) et un vigoureux effort de recherche publique.

J-M.J.··Nous allons de toute façon réduire, d’ici peu, notre consommation de pétrole sous le coup de la contrainte géologique de l’approvisionnement. Mais la diminution sera d’autant plus dure (se profilent récession, faillites, de récession et conflits armés potentiels) qu’elle n’aura pas été souhaitée et organisée. Il y a, de toute façon, trop de combustibles fossiles de manière globale (gaz, pétrole, charbon) pour avoir le droit d’attendre le pic pour toutes ces énergies si nous voulons préserver le climat. Si nous voulons réduire volontairement la consommation de pétrole (l’alternative étant la réduction involontaire), nous aurons alors le choix entre le rationnement (option retenue pour les industriels) et la taxe. Dans une démocratie, la taxe est néanmoins plus facile à mettre en œuvre pour les particuliers que les tickets de rationnement.

Les Certificats d’émission ou «·permis de polluer·» négociables introduits par le protocole de Kyoto ont-ils permis de réduire substantiellement la consommation d’énergie fossile·?

C.M. Il ne faut pas confondre les objectifs et les moyens. Ce qui limite la consommation d’énergie fossile, c’est la décision politique de limiter les émissions de CO2. C’est par exemple la décision prise par les signataires du protocole de Kyoto avec des objectifs pour 2012 (moins 8% par rapport à 1990), ou le projet de l’Union Européenne pour 2020 (moins 20%) ou les divers· projets débattus aux Etats-Unis. Les certificats d’émission (n’appelons pas cela «·permis de polluer·», c’est inutilement péjoratif) ne sont qu’un mécanisme pour répartir la charge de la façon la moins coûteuse possible. Dans son principe, ce mécanisme est excellent. La mise en œuvre par l’Union européenne, qui a courageusement essuyé les plâtres, a fait apparaître de graves imperfections·: trop de certificats, pas de mise aux enchères, pas d’institut d’émission pour acheter ou vendre des permis en fonction des cours. La deuxième phase, après 2012, devra tenir compte de l’expérience acquise, et supprimer ces imperfections. Les Etats-Unis, l’Australie, le Canada, ont décidé eux aussi de mettre en place le même système et ils regardent très attentivement l’expérience européenne. Ils ne feront pas les mêmes erreurs.

J-M.J. Les industriels ont fait, depuis 1975, des efforts considérables de réduction de leur consommation d’énergie. Aujourd’hui, les mauvais élèves de la classe sont très clairement les particuliers qui n’entendent pas du tout renoncer à leurs déplacements en voitures et en avion, ni au chauffage central l’hiver. Ce système demande cependant à être complété. Les «·permis de polluer·» ont aujourd’hui deux défauts·: ils ont été donnés sur des durées trop courtes -trois à cinq ans au départ- qui ne correspondent pas au temps long d’investissements industriels qui s’étalent sur 20 à 50 ans. Son second défaut tient au fait que les gens n’ont pas de visibilité sur le prix minimal que leur coûtera leur inaction. Il faut améliorer le système en donnant les autorisations, à l’avance, sur des durées beaucoup plus longues. Et encadrer le marché et la spéculation en garantissant une forme de prix plancher et de prix plafond. Ce qui rapproche le système d’une taxe. Si l’on veut que les acteurs acceptent des quantités d’émissions les plus basses possible, il faut alors donner beaucoup de visibilité à ceux-ci dès le début de la partie.

 

·Les intervenants :

Ancien directeur de l’Institut français du pétrole et de l’Agence internationale de l’énergie, Claude Mandil est l’auteur du rapport Sécurité énergétique et Union Européenne.

Jean-Marc Jancovici est ingénieur-conseil et enseignant.

Pour aller plus loin·:

Le plein s’il vous plaît de Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean (Seuil 2006)

C’est maintenant ! Trois ans pour sauver le monde Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean (Seuil 2009)

Sécurité énergétique et Union Européenne. Propositions pour la Présidence française. Rapport au Premier ministre. (21 avril 2008). Par Claude Mandil (Documentation française 2008)

 

Citation

"L'utopie est un mirage que personne n'a jamais atteint, mais sans lequel aucune caravane ne serait jamais partie."

Proverbe arabe