Quels agriculteurs pour demain ? Après avoir favorisé depuis un demi-siècle les cultures d’exportation au détriment des cultures vivrières, puis organisé l’ouverture des marchés, des institutions internationales insistent depuis peu, face à la pérennité d’une grave pauvreté rurale

(près d’un milliard de gens ne mangent pas à leur faim dont les 2/3 sont des paysans), sur la nécessité de la souveraineté alimentaire pour les pays les plus pauvres et sur l’aide à apporter aux petits agriculteurs.

 

Bertrand Hervieu, sociologue, ancien Président de l’INRA et secrétaire général du Centre international des hautes études agronomiques méditerranéennes et Silvia Pérez-Vitoria, économiste, sociologue et documentariste, s’interrogent sur la place qui sera celle des paysans, qui représentent encore la moitié de l’humanité, dans l’agriculture de demain.

L’idée qu’un pays dit développé devrait avoir moins d’agriculteurs, qui constitue un des dogmes de nos sociétés occidentales, vous paraît elle légitime et fondée·? Pourquoi·?

Bertrand Hervieu. Il ne s’agit pas d’un dogme, plutôt d’une constatation historique. On a constaté, à partir de la révolution fourragère du XVIIIe siècle dans les pays qui ont connu de forts mouvements de développement comme la Grande Bretagne et les pays d’Europe du Nord, une sorte de corrélation entre la rapidité du niveau de développement de ces pays et la diminution de la population active agricole. Après la seconde guerre mondiale, la classe politique française et certains hauts fonctionnaires qui réfléchissaient à la question de la modernisation, ont estimé qu’il fallait, pour se développer, augmenter la productivité du travail et du capital en agriculture. Et que celle-ci allait libérer de la main d’œuvre et des forces de travail qui allaient pouvoir s’investir dans d’autres secteurs créant ainsi une chaine vertueuse du développement.

 

Silvia Pérez-Vitoria. Au centre de cette question figure celle du développement. En vertu des préceptes du développement, un pays qui veut s’industrialiser doit se moderniser et réduire son secteur agricole. Ce modèle occidental a été transposé à l’échelle mondiale. A quoi rime ce dogme·?

J’ai la certitude qu’il nous a conduits dans une impasse. Je pense, tout au contraire, que plus une société a de paysans, plus elle aura de chances de se ménager un avenir. Le fait d’avoir réduit considérablement le nombre de paysans est un handicap pour nos sociétés.

 

Quel regard portez-vous sur le phénoménal exode rural qui toucherait chaque année 18 à 20 millions de paysans dans les pays du Sud· et qui conduit au développement des bidonvilles à la périphérie des grandes villes du Tiers Monde ? Est-ce le nécessaire prix à payer à la libéralisation des échanges agricoles·? N’y a -t-il pas d’alternatives·?

 

B.H. Le drame de ces populations reléguées est qu’elles n’ont plus de réelle culture paysanne. Elles ont conservé des bribes de savoirs spécialisés mais sont désormais dépourvues des savoirs de synthèse que détenaient les agricultures paysannes. Je pense que la civilisation paysanne est une civilisation perdue.

On ne réanime pas, on ne reconstruit pas une civilisation perdue, on en réinvente une autre.

Quel sera l’avenir de ces populations dont ni l’industrie, ni les services, ni l’agriculture n’ont vraiment besoin·? Peut on inventer un modèle de développement qui fasse entrer ces populations dans le circuit de l’échange car il n’y a pas de développement sans échange·? Il nous faut penser des mondialisations plurielles, comme il y a des modernités multiples, et accepter qu’il y ait plusieurs formes d’agriculture.

De toute façon, si vous voulez intégrer ces populations paysannes dans un marché local, il faudra les protéger à l’aide d’interventions publiques. Cela ne se fera pas spontanément.

 

S. P-V. Ce mouvement massif d’exode rural est la suite logique, la continuité d’un processus entamé par la colonisation qui s’est poursuivi avec le développement et la libéralisation. Tout ce processus a consisté à faire partir les paysans en leur donnant de moins en moins de possibilités de vivre de l’agriculture. Ce processus a aussi privilégié les cultures d’exportation au détriment des cultures vivrières ce qui a conduit à la perte de la souveraineté alimentaire. Il y a des alternatives à condition que les gouvernements valorisent leurs agricultures et que l’on donne d’avantage d’espace à une agriculture recourant au travail des hommes, plus qu’à celui des machines.

Les agriculteurs des pays de l’Est, qui viennent d’intégrer la Communauté européenne, se trouvent, à leur tour, livrés à une concurrence contre laquelle ils ne peuvent pas lutter. Résultat·? Ils sont obligés de quitter les campagnes. Une des premières exigences des CEE a été de diminuer le nombre des paysans en partant du présupposé que la petite agriculture n’est pas efficace et doit disparaître. Il y a une dévalorisation permanente des paysans qui sont systématiquement considérés comme des moins que rien, des incultes, qui doivent impérativement se moderniser. Or, actuellement, ce sont les mouvements paysans, un peu partout dans le monde, qui sont porteurs des propositions les plus novatrices.

 

L’Occident ne pourrait il pas s’inspirer avec profit des systèmes productifs agricoles traditionnels qui ont permis la reproduction des écosystèmes et la sauvegarde de la biodiversité·?

 

B.H.Les agricultures modernes devront en effet savoir s’inspirer de principes ancestraux essentiels comme le respect des sols, de la biodiversité, la gestion parcimonieuse de l’eau, et l’organisation de la rotation des cultures. Mais comment respecter ces principes en changeant d’échelle·?

La protection des sols et de la biodiversité était lié au souci qu’avaient les paysans de maintenir un patrimoine en l’état, voir de l’enrichir. Il y avait alors une confusion complète entre la notion de patrimoine et ce que nous appelons aujourd’hui l’outil de travail. Le grand paradoxe que nous vivons aujourd’hui tient au fait que c’est au moment même où l’on fait de ces éléments - l’eau, la terre, la biodiversité - un patrimoine que le monde agricole les regarde, lui désormais, comme un outil de travail. La terre devenue un outil de travail a perdu son caractère de bien commun pour devenir un instrument.

Il va nous falloir inventer un modèle qui articule un outil de travail performant, une propriété qui exige un rendement et un patrimoine intergénérationnel, un patrimoine de l’humanité qui n’est pas une simple machine outil.

 

S.P-V. L’approche agroécologique, qui s’est développée depuis les années 1970 principalement en Amérique latine, a entrepris de renouer avec des savoirs et pratiques qui ont été écartés au moment du processus de modernisation agricole. L’intérêt de l’agroécologie tient au fait qu’elle s’inspire des systèmes productifs agricoles traditionnels longtemps dévalorisés qui utilisent le mieux les ressources naturelles. Une des principales conséquences de la disparition de la paysannerie a été la perte d’autonomie. Les paysans sont devenus dépendants des marchés pour se procurer des intrants et des semences. Ils essayent, aujourd’hui, de recouvrer cette autonomie en produisant leurs propres semences, et en ayant recours à des formes de production adaptées à leurs terroirs. L’un des principaux atouts de l’agroécologie tient au fait quelle génère des formes d’agricultures plus pérennes et moins fragiles qui maintiennent les sols et les ressources naturelles, coûtent peu chers et permettent aux gens de vivre de leurs terres tout simplement.

 

Les crises énergétiques et climatiques qui pourraient s’amplifier dans un avenir proche ne vont-elles pas contraindre de fait l’humanité à relocaliser la production et le commerce alimentaires·?

 

B.H.Le problème est de savoir si l’on va pouvoir reconstruire une carte mondiale de l’évolution de l’agriculture moins exigeante en transports, plus diversifiée et plus complexifiée. Il s’agit de mettre en place de très grands bassins de production· -cinq à sept zones de part le monde- capables de produire à la fois des céréales, des huiles, des viandes, des fruits et légumes nécessaires à l’alimentation des grands bassins de consommation sans avoir pour autant à franchir 20·000 kilomètres en bateau ou en avion.

 

S.P-V. Il faut évidemment relocaliser les agricultures. Plus les produits sont proches des marché de consommation, mieux c’est à tous les points de vu. Il y a moins de transports, la qualité des produits est meilleure, les liens entre consommateurs et producteurs sont plus forts. C’est l’avenir. La relocalisation permet de jouir de paysages agricoles diversifiés à l’opposé des mouvements de concentration et de spécialisation que nous connaissons depuis 1945 qui ont détruit les sols, les espèces et la biodiversité. Si l’on ne reconsidère pas les modalités de notre agriculture, nous allons connaître dans l’avenir de gros problèmes de ravitaillement et d’alimentation mais aussi un accroissement des problèmes de pollution et de santé publique.

 

Lire·:

* «·Les paysans sont de retour·» de Silvia Pérez-Vitoria (Actes Sud. 2005)

* «·Les orphelins de l’exode rural·» de Bertrand Hervieu (L’Aube 2008).

 

 

 


Citation

"L'utopie est un mirage que personne n'a jamais atteint, mais sans lequel aucune caravane ne serait jamais partie."

Proverbe arabe